28.4.06

L'Europe a-t-elle perdu la guerre des idées ?

Soucieuse d'être comprise par le plus grand nombre, Thérèse Delpech a choisi de s'exprimer dans un langage simple et direct, mais dans un style élégant. N'oublions pas qu'en plus d'être chercheur, l'auteur est agrégé de philosophie. Voilà un parcours peu banal qui transparaît dans son discours qu'elle égrène -quitte à en abuser- de citations philosophiques et de nombreuses références scientifiques.
Fervente admiratrice de Paul Valery et de Raymond Aron qu'elle cite à de nombreuses reprises (il est clair qu'elle n'est pas de ceux qui affirment qu'il " vaut mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron "...) elle fait également référence à Hannah Arendt, Tocqueville, Nietzsche, Freud, Orwell, Diderot, Clausewitz, Schopenhauer ou Oppenheimer.

Delpech propose des clés pour comprendre le monde actuel et les menaces qui pèsent sur lui. Les arguments qu'elle avance semblent réalistes, intelligents et, si son essai n'est pas très optimiste, elle ne joue pas pour autant les Cassandre. Elle démontre ce qu'elle avance avec des arguments assez convaincants, mais fait montre d'un parti-pris parfois sujet à caution. En revanche, elle propose des solutions ou, tout au moins, différents scenarii possibles pour tenter d'éviter le pire... puisque le pire n'est jamais sûr.

Rapprocher la politique de l'éthique
Dès le prologue, le ton est donné : " La politique ne pourra pas être réhabilitée sans une réflexion éthique. Sans elle, de surcroît, nous n'aurons ni la force de prévenir les épreuves que le siècle nous prépare, ni surtout d'y faire face si par malheur nous ne savons pas les éviter.(...) Rapprocher la politique de l'éthique est un devoir envers les vivants. Mais c'est aussi un devoir envers les morts. ". La question de la " vérité " est posée. Pour conjurer le " mauvais " sort qui pourrait -soixante ans après la dernière guerre mondiale- s'abattre à nouveau sur l'humanité, le devoir de mémoire paraît indispensable. Et ce travail de mémoire ne doit pas se limiter pas au souvenir des génocides commis au nom du nazisme ; il doit être effectué aussi pour tous les autres massacres. Ceux perpétrés au nom de l'idéal soviétique et de " l'égalité des conditions " ; les dizaines de millions de morts au nom du " Grand Bond en avant " et à la Révolution culturelle chinoise tout comme le massacre d'un tiers du peuple cambodgien par les Khmers rouge. " Un des grands problèmes de la Russie -et plus encore de la Chine- est que, contrairement aux camps de concentration hitlériens, les leurs n'ont jamais été libérés et qu'il n'y a eu aucun tribunal de Nuremberg pour juger les crimes commis. " écrit-elle. Si tel avait été le cas, je doute que nos anciens " soixante huitard " dont beaucoup ont fini notaires... (comme l'avait prévu Marcel Jouhandeau en 68) politiciens ou directeurs de journaux, oseraient encore revendiquer leur passé maoïste ou trotskyste.

L'Occident a toujours pris le parti des dirigeants contre le peuple
Comme le souligne l'auteur à propos des " 20 crises oubliées : de l'Ouganda à la Corée du Nord " le " devoir d'intervention, la responsabilité de protéger les peuples " prôné par Kofi Annan, Secrétaire général de L'ONU, risque bien de rester lettre morte face à l'impuissance, pour ne pas dire l'indifférence, des pays occidentaux : " A quoi bon demander à ceux qui ne portent qu'un regard distrait sur les événements dramatiques qui se produisent sous leurs yeux de se projeter dans les 20 prochaines années pour y puiser quelque norme de prudence capable de protéger les individus qui viendront après eux ? ". Qui s'élève, en effet, aujourd'hui contre les tragédies du Darfour (au moins 200.000 morts), de la Tchétchénie (au moins 300.000 morts), les hôpitaux psychiatriques où pourrissent les dissidents chinois et les camps spéciaux en Corée du Nord? Le XXème siècle est décrit comme le plus meurtrier de tous : " une des causes principales de cette régression a été la dynamique de la passion égalitaire(...) C'est en son nom que certains des plus grands crimes ont été commis en Russie, en Chine, en Corée du Nord ou au Cambodge. La rapidité avec laquelle la liberté lui a été sacrifiée, l'ampleur des souffrances humaines qui lui ont été consenties, la complicité d'une partie du " monde libre ", figurent parmi les plus grands désastres humains. ". Et de faire les comptes, après avoir rappelé que "Pour la Chine comme pour la Russie, l'Occident a toujours pris le parti des dirigeants contre le peuple. Chaque fois qu'un nouveau potentat écrasait le peuple, il a été salué par les gouvernements et les intellectuels " constate-t-elle amère.
" Entre l'URSS, la Chine, le Cambodge et le Vietnam, on compte 100 millions de morts. Ajoutons les tragédies oubliées, comme celle du million de morts afghans à la fin de l'opération soviétique. Mais ce ne sont là que des statistiques, comme on en cite depuis la fin de la guerre froide : 150.000 morts en Algérie, 180.000 morts et 20.000 disparus en Bosnie, 200.000 morts en Tchétchénie, un million de morts au Rwanda, autant au Congo, plus de 300.000 morts au Darfour(...) Ceux qui se trouvent dans les camps nord-coréens (plus de 250.000 personnes) sont, parmi les martyrs actuels, les plus difficiles à faire parler et ceux auxquels on pense le moins souvent. ".

1905 - 2005 : des signaux forts annonciateurs d'orage
En plus de l'appeler à la raison, Delpech rappelle l'Europe à l'ordre : " Ce qui se joue à présent, c'est la capacité de l'Europe à assumer des responsabilités internationales dans un monde profondément troublé. ". Elle établit un parallèle entre l'année 1905 et 2005 : " La fin de la pièce ouverte en 1914 a peut-être été fixée un peu vite au moment de la chute de l'URSS(...) Mais la scène de cette pièce était dans le monde, non l'Europe, et il n'y a pas encore eu de dénouement dans la partie asiatique(...) Des deux guerres mondiales, on ne retient que l'histoire occidentale(...) Dans une autre partie du globe, c'est une autre lecture qui prévaut avec l'occupation japonaise, l'avance des troupes soviétiques en Extrême-Orient, la révolution chinoise, le repli du Kuo-Min-Tang à Taïwan, puis la guerre de Corée(...) On limite la planète à notre monde et on s'interdit de comprendre les défis stratégiques les plus importants de notre époque, qui ne sont plus en Europe (...) Savoir si la guerre froide était un substitut de la guerre ou une préparation à la guerre totale ".
Cette approche me semble d'autant plus intéressante et originale que la plupart des observateurs actuels ont plutôt tendance à comparer le début du XXIème siècle avec les années 1920/1930 marquées par leur lot de frustrations teintées d'un nationalisme revanchard.
En 1905, des " signaux forts " étaient annonciateurs d'orage : la guerre russo-japonaise et l'effondrement de l'empire russe avec la 1ère révolution russe ; la montée du militarisme japonais, la première crise marocaine entre la France et l'Allemagne, la montée du rôle de l'Amérique dans les affaires mondiales (au détriment de l'Angleterre). " 1905 a été une des années les plus dramatiques du XXème siècle " souligne l'auteur. " Des erreurs majeures ont été nécessaires dans plus d'une capitale européenne pour que la machine infernale se mette en route " écrit-elle en attirant notre attention sur l'Asie orientale " où la situation fait souvent penser aux rivalités européennes du siècle dernier. ".
Tout au long de son livre, elle insistera sur les coups de force de la Chine quand d'autres préfèrent parler de " montée en puissance pacifique " en vantant l'économie triomphante et porteuse de liberté... Pendant que l'Europe ménage la Chine pour préserver ses intérêts économiques " Les nuages qui s'amoncellent à l'horizon sont déjà perceptibles " affirme-t-elle. " Cela n'empêche pas d'envoyer à Pékin les plus mauvais signaux, qu'il s'agisse de la multipolarité, des ventes d'armes ou de lâches avertissements adressés à Taïwan, plutôt qu'à la Chine. ".
Cette obsession du réarmement de la Chine et des droits de l'Homme bafoués en toute impunité apparaît comme un fil conducteur sous la plume de l'auteur. Mais la question du respect des droits de l'Homme n'est pas fondamentale en Chine seulement. Cette question n'est visiblement pas encore réglée sur la base militaire de Guantanamo... Or, l'auteur n'évoque à aucun moment les milliers de prisonniers retenus arbitrairement dans les geôles américaines. Pas plus qu'au moment de faire les comptes, elle n'estime nécessaire de rappeler le rôle des Etats-Unis à Cuba, au Nicaragua, au Salvador ou au Honduras. On s'interroge naturellement sur son silence à ce sujet. L'explication vraisemblable est que Thérèse Delpech refuse de placer sur le même plan les Etats-Unis et la Chine au motif que l'Amérique se battrait partout dans le monde "pour la démocratie". A voir...
Est-ce de "l'anti-américanisme primaire" que de dénoncer aussi les manquements graves d'un pays démocratique ? Ce manque d'objectivité semble servir une cause idéologique : le soutien sans réserve à la politique des Etats-Unis contre la barbarie (au nom de la démocratie et de la liberté) ou plus exactement contre les nouveaux " Barbares " qu'incarneraient à ses yeux tous ceux (majoritairement en Asie et au Moyen-Orient) qui ne partagent pas les valeurs occidentales. Cette vision réductrice du monde moderne et de ses troubles dessert un discours qui se réclame pourtant de l'éthique et de l'analyse objective.

L'Europe s'enferme dans le déni de réalité
Le danger que représente, pour le reste du monde, ce qu'elle nomme " la poudrière iranienne " dans son prochain livre est un autre sujet récurrent avec la question du terrorisme qui reposerait, selon elle, sur " le mécontentement de sociétés qui n'obtiennent rien de leurs gouvernements et accusent des volontés malfaisantes extérieures où l'Occident figure en première place et l'apparition de nouvelles puissances sur la scène mondiale. ". Elle n'hésite pas à parler de " volonté de revanche d'Etats sur l'Occident qui a, de leur point de vue, trop longtemps imposer sa loi au reste du monde(...) L'Inde, la Chine ou l'Iran feront écouter leur voix. Le problème est moins de contenir leurs ambitions que de leur donner une forme qui ne trouble pas la paix régionale et mondiale. Au XXème siècle, c'est exactement ce que l'on n'a pas sur faire avec la montée de l'Allemagne. On connaît les conséquences de cette faute " s'inquiète-t-elle. " La crainte de la désagrégation interne des sociétés européennes joue un rôle majeur dans le déni de la réalité terroriste.(...) Retrouver le sens de la réalité ne peut se faire sans un effort de mémoire. ".
L'Europe, traumatisée par les guerres du passé, effrayée à l'idée que l'Histoire puisse se répéter ne veut pas -ou ne peut pas- envisager la possibilité du retour de la guerre dans notre société " blasée, recroquevillée sur ses privilèges. Le refus du risque domine tout autre sentiment ". " En Europe, peu nombreux sont ceux qui comprennent à quel point les événements de l'année 1905 se succèdent comme autant d'avertissements des grands drames à venir. ". Pour l'auteur, le même aveuglement se répète en 2005 : l'Europe s'enferme dans le déni de réalité. " L'inquiétude et l'angoisse ont rarement été aussi perceptibles(...) Un terme brutal peut être mis à la prospérité, l'hédonisme et la tranquillité de la péninsule européenne(...) La négation des catastrophes a dans le monde occidental une longue tradition. Il n'a pour ainsi dire rien vu venir : ni la révolution russe, ni la révolution chinoise, ni les deux guerres mondiales, ni l'extermination des Juifs, ni la révolution culturelles chinoise, ni la tragédie cambodgienne, ni la chute des cent étages du WTC. ".
Si l'on en croit l'auteur, l'Europe a fait le choix de la sortie de l'histoire en laissant le soin aux Etats-Unis et à la Chine d'écrire l'histoire. Pourtant, il serait illusoire de penser que l'Europe est à l'abri. Elle est devenue " provinciale " : " Ce provincialisme résulte de la perte des empires coloniaux de l'Europe, qui a resserré sa vision de la planète, et de son incapacité à assurer sa sécurité pendant une cinquantaines d'années. ".
Pire encore : l'Europe, naguère influente sur le reste du monde, a perdu la guerre des idées. L'Europe " aurait-elle perdu le sens de l'appel de la liberté et des valeurs de la démocratie qui ont pris naissance chez elle ?(...) Son problème, après avoir été le grand pourvoyeur d'idées dans le monde, c'est de devoir reconnaître que les idées ne naissent plus chez elle et que celles qui lui restent n'ont plus assez de force pour la convaincre. Comment pourrait-elle dans ces conditions influencer les autres ?(...) L'Europe se conduit comme si les problèmes n'existaient que lorsque les Etats-Unis les posent(...) L'exceptionnelle perte d'influence des Européens dans les affaires du monde en un siècle seulement en devient frappante. ".

Le terrorisme international sera toujours là dans vingt ans
Dans ce contexte, il semble évident à l'auteur que " les chances d'avoir à lutter contre le terrorisme international en 2025 sont élevées(...) Les terroristes misent sur la durée qui opposent la patience à " notre inconstance, à notre soif d'en finir. ". L'auteur pense que les terroristes veulent " un bouleversement de l'organisation du monde " et " Le fait qu'ils agitent des utopies ne diminue pas leur influence, au contraire.(...) Elles (ces utopies) font appel à l'imagination et à la passion comme ne savent plus le faire les politiques au pouvoir.(...) La principale faiblesse du camp occidental est celle que manifeste la bataille des idées. Elle n'a jamais été lancée de notre côté, alors qu'elle ne cesse de progresser du côté des islamistes (qui) savent très habilement convertir en énergie politique les frustrations de la jeunesse. ". Si l'on en croit Delpech : " Nous ne croyons pas suffisamment à nos valeurs pour les enseigner et moins encore pour les défendre(...) Ni le vide intellectuel et spirituel du monde contemporain, ni la violence partout présente ne portent à l'optimisme en 2005. ".
L'heure est grave. " La conviction que le terrorisme international sera toujours là dans vingt ans peut avoir des significations très différentes si l'un des événements suivants se produit : la prise du pouvoir par les islamistes au Pakistan (qui détient l'arme atomique), en Arabie saoudite (lutte pour le contrôle du pétrole) ou dans un pays du Maghreb (risque d'émigration massive vers l'Europe) ; l'utilisation par les terroristes d'armes de destruction massive ; une attaque majeure en Europe plus meurtrière encore que ne l'a été Madrid " (glissement vers l'extrémisme et le populisme).
Pour l'auteur, dans deux décennies, en plus du terrorisme, se posera la question de la prolifération des armes de destruction massive, notamment en Iran dont l'Occident a sous-estimé les activités clandestines à des fins militaires, et en Corée du Nord. Si ces pays possèdent l'arme nucléaire : " Comment réagiront les pays arabes et Israël au Moyen-Orient ? Le Japon et Taïwan en Extrême-Orient ? La réunification de la péninsule coréenne consacrera-t-elle la nouvelle situation ainsi créée ? Comment la Chine utilisera cette carte dans ses relations avec Washington ? Les réponses à ces questions peuvent décider de la guerre ou de la paix. ".

Chine, Inde : de nouvelles puissances apparaissent
Comme si cela ne suffisait pas, l'auteur décrit un troisième scenario possible : " Avec le terrorisme et la prolifération, le troisième pari pour la sécurité internationale en 2025 porte sur l'évolution de relations sino-américaines. Dans les vingt ans qui viennent, la Chine peut connaître une transition paisible vers la démocratie, un coup d'état militaire ou une guerre avec Taïwan(...) Vingt ans, c'est la période dont la Chine a besoin pour moderniser son armée(...) Elle se prépare depuis des années à remplacer l'URSS dans son rôle de superpuissance face aux Etats-Unis(...) On peut certes rêver à l'avènement progressif d'une Chine pluraliste(...) Mais ce n'est pas la lecture à laquelle invite l'année 2005 et le réalisme conduit plutôt à retenir le nationalisme comme seule force qui rassemble la population (...) Il ne faut pas négliger les relations des nombreux pays du Moyen Orient avec la Corée du Nord et l'alliance possible de l'Iran et de la Chine. ".
" La Chine pense que Washington ne sacrifiera pas Los Angeles à Taïwan ; les Etats-Unis que Pékin ne sacrifiera pas vingt ou trente années de développement économique pour Taipei ; et Taïwan croit qu'elle peut mettre Pékin devant le fait accompli sans en payer les conséquences. Ce sont trois erreurs dangereuses. Si un conflit a lieu, la réaction des alliés des Etats-Unis, notamment en Europe, est un profond mystère. ".
S'ajoute à cela que " Le XXIè siècle verra aussi l'apparition de nouvelles puissances, comme l'Inde, dont il faut mesurer comment elle va gérer ses relations futures avec la Chine(...) Un scenario à l'horizon 2025 pourrait opposer une Chine affaiblie économiquement et socialement à une Inde beaucoup plus confiante en elle-même(...) Pékin peut être placé dans une situation impossible le jour où la population découvrira que l'Inde est en train de prendre le dessus. ".

Que fait l'Europe pour soutenir la démocratie dans le monde ?
L'auteur s'inquiète également de la " régression " de la Russie sur laquelle elle porte un regard extrêment sévère : " Les capacités d'exportation d'instabilité de la Russie dans le reste du monde augmentent. Le pays est devenu imprévisible. (La Russie) a démontré son incompétence en 2004 et 2005 avec la tragédie de Beslan, les erreurs grossières d'appréciation en Ukraine et la surprise qui a suivi le renversement du président Akaïev au Kirghizistan." A propos de Poutine, elle parle de " volonté de restauration impériale ". " Pendant la crise en Ukraine, Vladimir Poutine a repris le langage soviétique. ". Au sujet de la Tchétchénie, elle observe avec impuissance : " une histoire effroyable dont les Européens ne veulent pas entendre parler : la destruction systématique de la Tchétchénie(...) C'est aussi la Tchétchénie qui justifie les mesures autoritaires et policières prises en Russie. ". Pour l'auteur " La Russie est entrée dans une phase d'auto destruction qui tient à la médiocre qualité des élites au pouvoir(...) dirigée par la partie la plus imprévisible et la plus corrompue des services spéciaux. ".
Ukraine, Taïwan : même combat ? " Que fait l'Europe pour soutenir les forces démocratiques dans cette partie du monde ? " interroge encore Thérèse Delpech. " La fin de l'URSS est la possibilité pour la Russie de devenir une démocratie occidentale comme les autres, en abandonnant définitivement les rêves de restauration impériale condamnés à l'échec. ".
Quant à Taïwan : " il serait normal" dit-elle "non seulement de cesser de répéter à toute occasion que Taïwan est une province chinoise sans tenir compte de l'histoire, mais aussi de soutenir cette Chine démocratique qui fait la démonstration que les valeurs (la liberté et la démocratie) qui sont les nôtres ont leur place dans cette partie du monde. ".
Jusqu'à la chute du mur, au nom de la stabilité politique -" maître mot de la diplomatie de la guerre froide "- l'Occident a fait le choix de l'injustice contre le désordre : " Les pays occidentaux sont les seuls à croire que les droits de l'Homme ont progressé ailleurs que sur le papier. ". " On en est toujours là. Les manifestations populaires ne cessent de se multiplier dans les provinces chinoises pour protester contre la corruption dans un pays où beaucoup de paysans ont à nouveau faim(...) Il faudra sans doute une crise économique sérieuse et des troubles sociaux d'une toute autre ampleur pour que l'on commence à s'intéresser aux Chinois(...) L'économie chinoise est le seul domaine qui fasse l'objet d'un suivi sérieux en Europe. ". Malheureusement, à ce jour, " le besoin d'ordre continue à être perçu comme un objectif supérieur au besoin de justice et la survie des Etats est toujours plus urgente que celle des populations dont ils ont la charge. ".

Sommes-nous à la veille de " quelque chose " ?
L'exercice auquel se prête ici l'auteur est difficile et sera sans aucun doute controversé. Chacun sait que les batailles d'experts sont les pires et qu'un habile orateur est capable de démontrer tout et son contraire... Souvenons-nous du philosophe Callisthène qui, après avoir fait l'éloge des Macédoniens, est prié par Alexandre après d'en faire une critique féroce (" Si on fait choix pour son discours d'un beau sujet, on peut sans effort bien en parler... " disait déjà Euripide). Callisthène s'applique alors à dénoncer avec une telle franchise les défauts des Macédoniens qu'il attire sur lui la foudre de ceux qui l'applaudissaient l'instant d'avant...
Qu'on partage ou non la vision du monde à venir de Thérèse Delpech, c'est-à-dire " le retour à la barbarie au XXIè siècle " avec un nouvel " ensauvagement " des Européens, la question mérite d'être posée : " Sommes-nous à la veille de quelque chose ? " comme en 1905. Ce qui est certain c'est que la prudence devrait nous inciter à réfléchir aux mauvais présages que l'on voit poindre un peu partout en ce début de IIIème millénaire. Comme le rappelle avec à propos l'auteur : " Les esprits les plus éclairés et les tempéraments les mieux trempés ne devraient pas se permettre d'oublier les " frères humains qui après nous vivront " dont François Villon espérait la miséricorde dans sa magnifique " Ballade des pendus ".

Source: Véronique Anger - Les Di@logues Stratégiques

27.4.06

Libido et chas d'aiguille

Combien de moines, de chercheurs de vérité ont consacré leurs vies entières à la recherche de l'absolu, avec des moments de grâce et des moments de sécheresse, pour au bout du compte ne pas avoir vécu de vie en Christ ! Ces échecs dramatiques devraient faire réfléchir. Notre personne est habituellement occupée par un locataire qui est la libido. Cette libido est à entendre dans un sens élargi, qu'on pourrait appeler l'imagination projective, qui n'est pas restreinte seulement à l'énergie sexuelle mais comprend tout le processus de l'image de soi et des pulsions. Cette libido est facilement concurrente de l'élan mystique puisqu'elle sait mieux que lui concerner naturellement tous nos organes. Cette libido, qu'on la rejette ou qu'on l'écoute, est l'obstacle majeur du priant,

Selon la légende, Bouddha aurait prôné la voie du milieu après avoir connu d'abord une vie sensuelle puis une vie d'ascèse. Ces deux pentes, selon Bouddha, seraient l'une et l'autre contraires à l'éveil.

En effet, écouter et suivre les voix de la libido éteint petit à petit la possibilité de tout autre monotropisme en entretenant celui de la libido. Mais d'un autre côté, renier sa libido, c'est à dire refouler son imagination projective, entraîne le rejet d'une partie de sa propre personne, et son desséchement. Or l'intégralité de la personne est nécessaire pour s'éveiller au monotropisme de la prière y compris la partie sensuelle. C'est bien souvent parce qu'il essaie de tenir sa libido à distance, comme un fauve dangereux, que le priant se dessèche après ses premiers succès.
Ne pas suivre le chant de la libido, mais ne rien refouler en soi : cette voie du milieu est aussi étroite que le chas d'une aiguille !

source: http://www.evagre.com/fr/30want2.htm

24.4.06

Racisme mondain

La société française est réticente à assumer son passé colonial et à accorder l’égalité en droits, dans les faits et non uniquement dans les textes, à ses citoyens issus de ses colonies. Cette inavouable xénophobie se traduit dans la presse par un langage et un cadre de référence précis qui tendent à définir la nation par opposition à un islam imaginaire et repoussant. Cette rhétorique camoufle les conséquences socio-économiques de ce rejet en attribuant à des valeurs non occidentales la responsabilité de la marginalisation /communautarisation. Cédric Housez analyse ce discours qui conforte l’agenda politique d’un certain « occident » qui voudrait diaboliser le monde arabe pour mieux le piller en toute bonne conscience.

Il est bien difficile de préciser ce qu’est une « nation ». La définition de ce concept polysémique représente pourtant un enjeu politique déterminant.

La nation est avant tout une communauté humaine réunie par un sentiment d’appartenance commun, c’est donc une donnée subjective qui dépend de chaque individu (se sent-il, ou non, membre d’une communauté nationale ?) et du reste de la communauté (reconnaît-elle l’individu comme membre à part entière ?). Malgré la subjectivité de ce concept, la nation est, cependant, souvent présentée par les médias ou les responsables politiques comme une donnée objective fondée, selon les cas, sur la langue, l’histoire, la religion, les valeurs, la domiciliation sur un territoire voire sur des mythes fondateurs ou une origine génétique fantasmée. Il est rare de pouvoir définir ce qui, parmi ces critères, fait précisément partie de l’identité nationale sans créer une polémique chez une partie de la nation ne se reconnaissant pas dans le critère choisi ou le trouvant, au contraire, trop large. Il est bien plus simple de définir ce qui ne fait pas partie de la nation afin d’offrir à la communauté nationale une identité par défaut, bien plus consensuelle. Cette identité en négatif se construit sur des stéréotypes associés aux populations appartenant à d’autres nations ou à des minorités se réclamant de l’appartenance à la nation mais étant rejetée par une partie de la communauté nationale.

A partir du milieu du XXième siècle, la France a connu une immigration importante en provenance de ses colonies, puis ex-colonies. Les individus issus de cette immigration font désormais partie intégrante du pays, dont ils sont citoyens, comme le sont, ou l’étaient, bien souvent leurs parents. Toutefois, une partie de la population française, dite « de souche », refuse encore de les considérer comme faisant partie de la communauté nationale. Longtemps, il a été de bon ton d’affirmer que seules les classes populaires ou moyennes, n’ayant pas digéré le traumatisme de la décolonisation algérienne et, formant massivement la base électorale du Front national, rejetaient cette partie de leurs concitoyens. Mais force est de constater que ce sont les élites politiques, économiques et médiatiques françaises qui sont, aujourd’hui, les principaux obstacles à la reconnaissance des droits des populations françaises d’origine africaine.

Ces populations sont fréquemment stigmatisées au travers d’un discours dominant respectant les canons du politiquement correct mais opposant, plus ou moins explicitement, « nous » (la population française dite « de souche », blanche et d’origine européenne) à « eux » (la population française issue des anciennes colonies françaises, voire la population française d’outre-mer). Ce discours se fonde médiatiquement sur une construction de l’information qui souligne et exacerbe les différences entre la minorité de Français d’origine africaine (maghrébine et noire) et le reste de la nation et, politiquement, sur une lecture communautaire des problèmes politiques ou sociaux.

Mais cette rhétorique intervient également à un moment où les élites françaises se détournent du concept d’identité nationale pour valoriser une identité européenne, voire une identité « occidentale ». Ainsi, le discours politico-médiatique dominant jongle avec les paramètres identitaires selon les besoins, tantôt utilisant une identité française supposée non-compatible avec celle des « immigrés de Nième génération », tantôt soulignant la supposée identité « judéo-chrétienne » de l’Europe [1], tantôt opposant les civilisations « occidentale » et « islamique » sur le modèle du « Choc des civilisations » [2].

Ce faisant, le discours dominant mêle un poncif xénophobe (l’impossible assimilation) et des slogans de la Guerre froide qui changent de sens en changeant d’époque. Ainsi les concepts de judeo-christianisme et d’Occident, qui étaient utilisés en opposition au marxisme athée et à l’Est, s’opposent désormais à l’islam et à l’Orient, sans que personne soit capable de les définir : les géopolitologues classent sans rire le Japon dans le camp de l’Occident judéo-chrétien.

Ces dernières années, les mobilisations nées dans les années 80 se sont intensifiées : les Français noirs et d’origine maghrébine ont réclamé l’égalité des droits avec leurs concitoyens, une égalité reconnue juridiquement mais démentie dans les faits. Ce renouveau revendicatif, dont l’expression médiatique la plus connue s’est incarnée dans l’appel des « Indigènes de la République », s’inscrit dans un contexte international où la stigmatisation d’une identité musulmane, présentée comme unifiée et porteuse de menace, permet de justifier des guerres de ressources ou des re-colonisations.

Récemment, les médias français ont donc montré un intérêt particulier pour des « questions de société » ou donné une lecture des évènements nationaux et internationaux qui ont permis, par association, de présenter une partie des citoyens français comme étrangers à la communauté nationale, et d’inventer une identité française, non plus républicaine mais « occidentale ». Ce biais induit spontanément une approbation de certaines politiques.

L’islam fantasmé

L’islam est sans doute l’un des sujets qui aura fait couler le plus d’encre en France ces dernières années. La plupart des titres de la presse papier mainstream y ont consacré des dossiers spéciaux. Il faut ajouter à cela une lecture « islamisée » de diverses questions politiques, nationales ou internationales. Les médias audiovisuels n’ont pas été en reste et les émissions de « débats », dont radios et télévisions sont friandes, ont souvent porté sur ce thème.

L’islam y est répétitivement présenté sous l’angle de la menace, du péril ou de la subversion, au minimum de l’altérité ; jamais comme une croyance privée légitime, une liberté garantie par la République laïque. Cette tendance a été particulièrement remarquable lors du débat « à propos » du voile islamique dans les écoles [3], lors des émeutes dans certains centres urbains pauvres en France en novembre 2005 [4] ou lors de l’affaire des caricatures danoises [5]. Mais les médias mainstream n’ont pas eu besoin d’une actualité brûlante pour mettre ainsi en scène l’islam. Pour ne citer qu’eux, les trois principaux hebdomadaires d’information généraliste français, Le Point, L’Express et le Nouvel Observateur, ont réalisé, lors des six derniers mois, des dossiers spéciaux sur l’islam, sans les rattacher à une actualité immédiate et en utilisant toujours une tonalité menaçante.

Le Point publia un dossier intitulé « Les islamistes et nous » [6], dans lequel les mosquées françaises étaient présentées comme un terreau fertile pour l’islamisme, lui-même principal vecteur idéologique du terrorisme [7]. Le dossier aboutissait logiquement à un soutien, plus ou moins affiché, à la politique états-unienne actuelle. L’Express développa une approche très similaire dans son dossier sur « la montée de l’islam en Europe » [8], quelques mois plus tard, et présenta la présence de l’islam dans l’Union européenne, et même la diversité religieuse et culturelle dans son ensemble, comme des dangers pour l’Europe, et par extension pour « l’Occident » [9]. Une semaine plus tard, c’était au tour du Nouvel Observateur, concurrent de centre-gauche des deux hebdomadaires précédemment cités, de rédiger un dossier spécial sur l’islam en France [10]. Bien que se montrant moins virulent dans sa critique que ses confrères, cette religion y était également présentée comme une menace potentielle. Ainsi, les journalistes Marie-France Etchegoin et Serge Raffy ouvraient leur propos sur ces interrogations inquiètes, à peine contrebalancées par une question rhétorique plus positive à la fin : « faut-il redouter une montée de l’intégrisme dans notre pays ?

L’islam est-il une menace pour la laïcité, un nouvel opium pour les jeunes des banlieues en mal de repères ? Ou se révélera-t-il, comme jadis le catholicisme, beaucoup plus soluble qu’on ne l’imagine dans la République ? ». Le dossier consacrait également un encart, fort peu critique, aux mesures de contrôle des mentalités des musulmans mises en place dans le Land allemand du Bade-Wurtemberg [11], une innovation politique applaudie par les principaux théoriciens de « l’islamophobie », à l’instar de Daniel Pipes [12]. Ces mesures partent du postulat que les musulmans peuvent être davantage suspectés que les autres d’être des adversaires des valeurs démocratiques.

D’une manière générale, les médias français dépeignent l’islam comme une menace pour les lois de la République, pour la laïcité, pour la liberté d’expression, pour les droits des femmes et, via le terrorisme qui lui est souvent associé, pour la sécurité du pays ou de « l’Occident » dans son ensemble. Il est souvent associé à l’islamisme, qui est présenté pour sa part, suivant une rhétorique importée des cercles néo-conservateurs aux États-Unis, comme un nouveau totalitarisme, comparable au nazisme ou au stalinisme. Cette analogie s’appuie sur des amalgames boiteux et sur une vision unifiée d’un fondamentalisme musulman et même du monde musulman, qui dénote une méconnaissance totale de l’islam. Ceux qui pratiquent ces associations évitent de justifier le lien entre islamisme et fascisme et préfèrent employer des néologismes à l’impact marketing bien plus fiable qu’une démonstration argumentée. On a ainsi vu l’essayiste médiatique et chroniqueur au Point, Bernard Henri Lévy utiliser le terme « fascislamiste » et l’éditorialiste du Figaro, Yvan Rioufol, parler pour sa part de « nazislamiste ». Ces mots font écho au terme de prédilection du coordinateur des faucons états-uniens, Frank Gaffney, adepte pour sa part de l’épithète « islamofasciste ». Les deux éditorialistes ne sont pas les seuls en France à pratiquer ces jeux de langage.

L’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, désormais en pointe des médias français dans la dénonciation du « péril islamiste » [13] et qui s’était déjà illustré lors de l’affaire des caricatures danoises [14], a publié le 1er mars 2006 un manifeste intitulé « Ensemble contre le nouveau totalitarisme » [15], qui accrédite lui aussi l’amalgame entre islamisme et nazisme.

La plupart des auteurs des articles consacrés à l’islam ou des éditorialistes se focalisant sur ce sujet se défendent de pratiquer un amalgame entre islamisme et islam ou affirment ne pratiquer qu’une critique légitime d’une religion. Notre intention n’est pas de défendre une religion ou de restreindre sa critique, nous observons simplement que nombre d’entre eux instrumentalisent la critique de l’islam pour en faire un moyen déguisé, et légal, d’appeler à la haine et à la discrimination à l’encontre d’une population.

Dans son livre L’islam imaginaire [16], le journaliste Thomas Deltombe a analysé comment la parole médiatique dominante et le discours politique avaient progressivement construit un référentiel musulman pour désigner les populations françaises originaires des anciennes colonies. Commentant son ouvrage pour le site Oumma.com, l’auteur analysait ainsi les débuts du processus : « Au cours des années 1980, avec l’abandon des grilles de lecture marxistes et l’émergence de la « deuxième génération d’immigrés » sur la scène publique, on assiste à une première évolution : le registre « islamique » a tendance à être de plus en plus mobilisé par les médias pour parler d’« immigrés » qui ne sont plus, comme c’était le cas dans la décennie précédente, décrits d’abord comme des « travailleurs étrangers ». Ainsi, au moment où la question de l’« intégration » est placée au centre des débats, le recours à une grille de lecture « islamique » permet de perpétuer symboliquement la mise à distance d’un segment de la population dont chacun convient qu’il n’est plus « étranger ». » [17]. Progressivement, selon l’auteur, on va voir se construire l’image manichéenne et sans nuance d’un islam bipolaire opposant « les musulmans intégrés » ou « modernes », présentés comme majoritaires mais sous-représentés quand il est question de l’islam dans les médias, opposés à « l’islamisme », présenté comme minoritaire mais sur lequel va se focaliser l’attention. Et la figure du terroriste va s’associer à celle de l’islamiste.

L’islam est donc le prisme au travers duquel les populations issues des anciennes colonies françaises sont présentées et au travers duquel il est possible de les stigmatiser en tant que groupe. Rappelons que cette association est devenue si naturelle aux yeux de certains hommes politique que lorsque le ministre français de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, développa ses idées en faveur de « l’intégration » des populations issues de l’immigration maghrébine dans l’émission 100 minutes pour convaincre de la chaîne de télévision d’État, France 2, le 9 décembre 2002, il se déclara favorable, entre autres mesures, à la nomination d’« un préfet musulman ».

Notons que cette association entre les populations originaires du Maghreb et le terme « musulman » n’est pas nouvelle et renvoie à l’histoire coloniale. Il s’agissait en effet du nom générique pour désigner les populations indigènes dans les départements français d’Algérie, dénomination associée à un statut de citoyen de seconde catégorie [18].

Histoire « communautaire » ou Histoire universelle ?

La représentation des populations françaises originaires du Maghreb, d’Afrique noire et même parfois des DOM-TOM, reste fondamentalement marquée par les représentations coloniales.

Pendant plus d’un siècle, les Français ont subi une propagande étatique légitimant la colonisation au travers d’un discours essentialiste, raciste et paternaliste qui a profondément marqué les esprits. Outre l’image des populations colonisées (et de leurs descendants) qui en a découlé, la période coloniale garde dans l’historiographie française une dimension ambiguë. Sans être niés (même si cela peut arriver), les crimes commis durant la période coloniale sont minimisés ou associés aux constructions d’infrastructures réalisées par l’occupant dans les pays conquis. Difficile de parler de la colonisation sans entendre parler des grandes réalisations de la France coloniale. Cet argument est profondément lié à l’idéologie coloniale puisqu’il occulte le fait que les infrastructures construites l’ont été au bénéfice du colonisateur et de l’exploitation des richesses locales à son profit et non dans une volonté d’aménager le territoire en vue du développement local. L’image de propagande d’un colonisateur bienfaiteur apportant la civilisation reste donc présente.

En outre, cet argument se fonde sur le postulat que les peuples colonisés n’auraient pas pu parvenir à développer ces infrastructures en utilisant leurs propres ressources, sans une main extérieure capable de les construire à leur place. La logique paternaliste demeure.

Elle reste d’ailleurs présente dès lors qu’il est question des anciennes colonies dans les médias : les problèmes des pays africains ou du Proche-Orient sont rarement associés aux conséquences de la colonisation ou d’un système post-colonial faisant encore, bien souvent, la part belle aux intérêts des anciennes métropoles. Dans une grande majorité des cas, les discours médiatique et politique dominants concernant ces pays attribuent les problèmes qu’ils connaissent à des causes internes, les pays « Occidentaux » étant les porteurs de solutions.

Il est enfin bien difficile pour la France, d’accepter que nombre de crimes coloniaux ont été commis sur ordre de dirigeants politiques qui restent des figures tutélaires révérées en raison de leur action en métropole. Nombre d’entre eux continuent d’occuper les Hit-parades des personnalités historiques préférées des Français. Leurs crimes sont mal connus dans la population, les programmes scolaires s’étendant rarement sur le sujet.

Or, l’affirmation politique des minorités ethniques en France passe par une remise en cause des préjugés coloniaux et même par une volonté de déconstruire l’imagerie, globalement positive, liée à cette période. On a assisté ces dernières années au développement d’un mouvement d’opinion cherchant une reconnaissance des crimes commis par les dirigeants français successifs dans les colonies. Une revendication particulièrement mal perçue par une majorité des élites politiques et médiatiques.

En 1998, la député radicale de gauche de Guyane, Christiane Taubira, a proposé une loi à l’Assemblée nationale visant à faire reconnaître la traite et l’esclavage comme un crime contre l’Humanité. Cette loi fut adoptée en mai 2001. Le débat ouvert à cette occasion n’est cependant pas clos dans l’arène médiatique et il a retrouvé en 2005 une vigueur qu’il n’avait pas connue auparavant.

Le 23 février 2005, un collectif de député de la majorité parlementaire fit adopter un amendement louant « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » [19]. Cette loi provoqua d’abord une réaction indignée de l’Algérie puis la colère des organisations militant pour l’égalité de tous les citoyens français. À cette querelle est venue se mêler la relance de la demande de reconnaissance de l’esclavage comme d’un crime contre l’Humanité, soutenue, voire initiée, par l’action médiatique de l’humoriste Dieudonné. Enfin, la sortie, à l’approche des commémorations du bicentenaire de la victoire napoléonienne d’Austerlitz, du livre de l’historien et philosophe Claude Ribbe, Le crime de Napoléon [20], sur le rétablissement de l’esclavage par Napoléon Bonaparte en 1802 et les massacres commis par les forces françaises contre les Noirs révoltés, a provoqué un embrasement médiatique sur la question de l’histoire de France.

La dénonciation des crimes coloniaux et de l’esclavage a été globalement critiquée dans les médias mainstream qui la présentent comme une expression politique communautariste, voire comme une marque d’hostilité contre « les Français ». Ce faisant, ceux qui manient cet argumentation excluent les populations noires ou arabes de la communauté nationale. En outre, ils disqualifient une revendication républicaine d’égalité en la qualifiant de « communautariste », alors que leur déni de l’Histoire manifeste un communautarisme blanc.

Des historiens comme Max Gallo ou Olivier Pétré-Grenouilleau, remettant en cause la présentation de l’esclavage comme un crime contre l’Humanité, ont été conviés sur de nombreux plateaux de télévision ou ont été largement interviewés dans la presse papier. M. Petré Grenouilleau a même reçu le Prix du Sénat du Livre d’Histoire 2005 pour son travail comparant l’esclavage des noirs pratiqués par les Arabes et les déportations de masse d’esclaves organisées par les puissances européennes.

Ces historiens, appuyés pour l’occasion par les milieux sionistes, reprochèrent aux mobilisations en faveur de la reconnaissance du crime esclavagiste de vouloir mettre sur le même plan la déportation et l’esclavage des Africains et la Shoah. L’argument glissa vite à une accusation d’un antisémitisme rampant de ces mouvements qui souhaiteraient, d’après leur détracteur, moins voir le crime de l’esclavage enfin reconnu que minimiser la monstruosité du génocide juif [21].

Dans le même temps, la rhétorique selon laquelle « l’Occident » devait cesser de s’excuser pour son passé colonial, thèse traditionnelle de l’extrême droite revendiquée, retrouva un nouveau souffle. Certains penseurs sionistes ou atlantistes ont rallié cette dénonciation du « complexe colonial » après les attentats du 11 septembre 2001. Ils déploraient un manque de mobilisation de l’Europe contre le « péril islamiste » et l’attribuaient au souvenir honteux du passé colonial. L’essayiste Pascal Bruckner fut, en France, l’un des principaux chantres de la dénonciation du complexe de culpabilité européenne, jugeant que ce traumatisme devait être évacué par « l’Occident » qui devait s’unifier contre « l’islamisme ». Il accusait le « complexe colonial » de pousser des mouvements de gauche français à se montrer trop conciliants avec « les islamistes ». Il déclarait même à propos du Réseau Voltaire qu’en contestant la version bushienne du 11 septembre, nous émasculions nos lecteurs et ouvrions la porte aux hordes islamistes pour qu’elle commettent un nouveau génocide. Le rejet du « complexe colonial » fut largement repris par les auteurs français qui, durant l’année 2005, publièrent plusieurs ouvrages dénonçant la complaisance d’une partie de la gauche française à l’égard des « islamistes » et la naissance d’un courant qualifié d’« islamogauchiste » [22].

La présentation d’un islam militant, adversaire de la démocratie, et voulant imposer ses valeurs à « l’Occident » et la dénonciation de la mobilisation en faveur de la reconnaissance des crimes coloniaux ont fini par former un agrégat argumentatif : les populations issues de l’immigration africaine souhaitent imposer leurs valeurs (« islamistes ») et leur lecture (« communautariste ») de l’Histoire à la communauté nationale française. C’est l’approche que le journaliste du Nouvel Observateur Claude Askolovitch, par ailleurs pourfendeur régulier des liens entre mouvements altermondialistes et organisations musulmanes [23], développa dans le mensuel L’Histoire en septembre 2005 [24]. Dans un long article consacré aux difficultés de l’enseignement de l’Histoire dans les collèges et lycées français, le journaliste consacra l’essentiel de sa réflexion au poids que constituait la présence des jeunes musulmans dans les cours, les accusant de refuser les enseignements sur la Shoah, les approches historiques concernant Mahomet et de commettre des violences antisémites.

« L’insécurité » : pourquoi nous haïssent-ils ?

En plus de l’Histoire et des valeurs françaises, les populations françaises issues de l’immigration africaine sont présentées comme une menace pour la sécurité des autres Français.

Souvent, les médias français ont communautarisé les faits divers. Préciser l’origine, même lointaine, de l’auteur d’un acte délictueux, quand il est d’origine africaine, est une pratique journalistique malheureusement fréquente. Cette notification démontre que pour un grand nombre de journalistes, ou au moins de rédacteurs en chef, la précision de l’origine d’un délinquant ou d’un criminel est une information ou un élément d’appréciation pertinent permettant au public de mieux appréhender l’événement. Toutefois, cette pratique était rarement commentée et s’accompagnait rarement d’une théorisation permettant de la justifier. Il s’agissait pourtant de la mise en parallèle d’un acte délictueux et d’une origine, donc d’une tentative d’explication de l’acte antisocial par l’ethnie. Or, pendant longtemps, seule l’extrême droite assumée osait affirmer clairement ce supposé lien.

Aujourd’hui, cette association est affichée et légitimée dans certains titres de la presse mainstream.

Pierre Tévanian a analysé dans son livre Le ministère de la peur [25] comment les entrepreneurs en sécurité publique, les hommes politiques et les médias avaient progressivement dissocié la délinquance des questions sociales pour petit à petit l’ethniciser en multipliant les références lexicales empruntées au vocabulaire colonial. Aujourd’hui, nous sommes arrivés au terme de ce processus et le lien raciste entre violence et origines ethniques est désormais assumé.

Ainsi, les violences en banlieues en France en novembre 2005 ont été l’occasion de présenter une violence d’origine ethnique. Pèle-mêle des éditorialistes ont accusé des groupes islamistes, des bandes criminelles composées sur des bases ethniques, voire la supposée incapacité des populations musulmanes à « s’intégrer », d’être responsables du désordre [26]. Quelques mois plus tard, soutenus par une campagne de presse fort opportune [27], le ministre français de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, se déclarait favorable à la création d’un fichier national révélant les origines ethniques des délinquants, pourtant contraire aux principes constitutionnels.

Lors des émeutes de novembre 2005, un certain nombre d’éditorialistes, de commentateurs ou d’experts médiatiques ont également avancé l’idée que, non seulement, les violences avaient des mobiles ethniques ou religieux mais qu’elles exprimaient une haine de la République française en tant qu’institution, voire un rejet de « l’Occident ». Philippe Val présenta les émeutiers comme des hordes antisémites [28]. Alain Finkielkraut, dans une désormais célèbre interview à Ha’aretz [29] », dénonça également l’antisémitisme des émeutiers et affirma que c’était l’identité judéo-chrétienne de la France qui était visée par les violences. L’essayiste médiatique avait consacré une partie de ses nombreuses interventions dans la presse mainstream les mois précédents, à dénoncer le développement d’un « racisme anti-blanc » chez les jeunes noirs et arabes français suite à des agressions survenues au cours des manifestations lycéennes de février et mars 2005 [30]. On retrouva ces argumentations sur la violence raciste, et surtout antisémite, à l’occasion des commentaires médiatiques entourant le décès d’Ilan Halimi, jeune français juif, tué après avoir été séquestré lors d’un rapt crapuleux [31].

Conscients que la presse était allée trop vite et trop loin dans cette affaire, des intervenants conviés à une émission phare de la chaîne d’État France 5 consacrée à la déontologie des journalistes, rappelèrent que l’antisémitisme des criminels, s’il était avéré, n’impliquait pas que leur crime soit antisémite. Cependant, ils admettaient comme allant de soi que la foi musulmane des criminels était une preuve de leurs préjugés antisémites [32] .

Non seulement les violences en France sont présentées comme étant majoritairement le fait de groupes classés ethniquement, mais elles peuvent également être présentées comme l’expression d’une haine raciste. Bref, elles sont analysées selon une grille de lecture similaire à celle qui a prévalu après les attentats du 11 septembre 2001 : il s’agit d’une déclaration de guerre du monde musulman à un « Occident » judéo-chrétien et démocratique haï. En outre, comme les Français issus de l’immigration sont assimilés à l’islam, lui même assimilé au terrorisme, ils peuvent représenter une menace en devenant les vecteurs du terrorisme en France.

Une définition en négatif qui mène vers quoi ?

Comme on peut le voir, les populations françaises originaires des anciennes colonies sont publiquement affublées d’une série de défauts qui les éloignent symboliquement du reste de la communauté nationale : tentées par l’islamisme, développant des systèmes de valeurs incompatibles avec les valeurs républicaines, ils sont incapables de s’intégrer à une communauté française « de souche » et souhaitent donc la transformer à leur image par l’influence ou la violence. Bref, ils veulent créer une « Eurabie » en France et en Europe. Certes, les médias dominants livrent rarement un portrait aussi cru et ils donnent régulièrement la parole à des Français noirs ou d’origine arabe présentés comme des modèles. Mais le fait même de les présenter comme des modèles les place en position d’exception. Même si les Français arabes ou noirs ne sont pas toujours dépeints expressément selon un portrait raciste, que reste-t-il chez les lecteurs des analyses successives associant ces Français à des « immigrés », forcément « musulmans », par conséquent tentés par « l’islamisme » et donc hostiles ? Et surtout, que faut-il penser des représentations intellectuelles de ceux qui dressent ce portrait par petites touches au travers de leurs articles ?

Ce portrait permet de construire une image inversée de l’identité française selon les médias dominants. C’est l’image d’une France appartenant avant tout à « l’Occident », ensemble culturel judéo-chrétien et démocratique dont l’action est globalement bénéfique pour le monde. Comme les populations originaires d’Afrique ne parviennent pas à « s’intégrer » en France, il faut conclure que les différences culturelles entre le monde « musulman » et le monde « occidental » sont très importantes et surtout que les civilisations sont globalement imperméables. La France est aussi menacée parce qu’occidentale.

Un tel portrait de la France l’éloigne de son idéal républicain et en fait un allié « naturel » d’Israël et des États-Unis dans la « guerre » qu’ils livrent au « terrorisme islamiste ».


[1] « L’adhésion de la Turquie à l’UE », par Cédric Housez, Voltaire, 15 décembre 2004.
[
2] « La « Guerre des civilisations » », par Thierry Meyssan, Voltaire, 4 juin 2004.
[
3] « Nicolas Sarkozy agite le voile islamique », Voltaire, 19 janvier 2004.
[
4] Voir « Quiconque n’est pas comme nous, est contre nous », Voltaire, 14 novembre 2005, et « En France, on peut le dire ! », Voltaire, 1er décembre 2005.
[
5] « Caricatures danoises et hystérie en trompe l’œil », Voltaire, 17 février 2006.
[
6] « Les islamistes et nous », Le Point, 20 octobre 2005.
[
7] « « Le Point » et l’islam, par Ossama Lotfy, Voltaire, 2 novembre 2005.
[
8] « Enquête sur la montée de l’islam en Europe », L’Express, 26 janvier 2006.
[
9] « Pour « L’Express », la diversité religieuse est un appauvrissement », par Ossama Lotfy, Voltaire, 1er février 2006.
[
10] « La vérité sur l’islam en France », Nouvel Observateur, 2 février 2006.
[
11] « Citoyenneté : l’examen de mentalité », Nouvel Observateur, 2 février 2006.
[
12] « Deux Allemands contre l’islamisme », par Daniel Pipes, 3 janvier 2006. Texte traité dans « Le retour du débat médiatique sur l’islam », Voltaire, 11 janvier 2006.
[
13] « Vendre le « choc des civilisations » à la gauche », par Cédric Housez, Voltaire, 30 août 2005.
[
14] « Caricatures danoises et hystérie en trompe l’œil », art. cité
[
15] Ce texte, disponible sur le site de Prochoix a été signé par Ayaan Hirsi Ali, Irshad Manji, Salman Rushdie, Chahla Chafiq, Mehdi Mozaffari, Antoine Sfeir, Caroline Fourest, Maryam Namazie, Philippe Val, Bernard-Henri Lévy, Taslima Nasreen et Ibn Warraq. La journaliste Mona Chollet, ancienne collaboratrice de Charlie Hebdo, avant son changement d’orientation, a analysé ce texte et les positions passées de ses signataires : « L’obscurantisme beauf : Le tête-à-queue idéologique de Charlie Hebdo », Périphéries, 4 mars 2006.
[
16] L’islam imaginaire : La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, Éd. La Découverte, 2005.
[
17] « L’islam imaginaire », interview de Thomas Deltombe, Oumma.com, 13 octobre 2005.
[
18] Voir à ce sujet « Vous avez dit "Français musulmans" ? », Sylvie Thémault, L’Histoire, janvier 2005.
[
19] « La France malade de son passé algérien », par Thierry Meyssan, Voltaire, 13 juin 2005.
[
20] Le Crime de Napoléon, Éd. Privé, 2005.
[
21] Une thèse que développa notamment Philippe Val dans son éditorial « Jours pas tranquilles à Clichy », (Charlie Hebdo, 9 novembre 2005), associant ce qu’il qualifie comme une forme de négationnisme aux violences dans les banlieues françaises en novembre 2005. Nous y reviendrons
[
22] « « Division » de la gauche : le « double langage » de Caroline Fourest », par Cédric Housez, Voltaire, 25 novembre 2005.
[
23] « Vendre le « choc des civilisations » à la gauche », art. cité.
[
24] « Ya-t-il des sujets tabous à l’école ? », par Claude Askolovitch, L’Histoire, septembre 2005.
[
25] Le ministère de la peur. Réflexions sur le nouvel ordre sécuritaire, Pierre Tévanian, L’esprit frappeur, 2004. L’auteur a résumé les grandes lignes de la thèse de son ouvrage dans un article : « La construction des classes dangereuses sur le site Les Mots sont importants
[
26] Voir « Quiconque n’est pas comme nous, est contre nous et « En France, on peut le dire ! », art. cités.
[
27] « Quand « L’Express » et « Le Point » brisent les « tabous » pour Nicolas Sarkozy », par Cédric Housez, Voltaire, 17 février 2006.
[
28] « Jours pas tranquilles à Clichy », art. cité.
[
29] « Les barbares à nos portes », Ha’aretz, 18 novembre 2005.
[
30] Alain Finkielkraut avec d’autres personnalités françaises comme Jacques Julliard ou Bernard Kouchner avait dénoncé les « ratonnades anti-blancs » dans un texte publié le 25 mars 2005 à l’initiative du mouvement sioniste Hachomer Hatzaïr et de Radio Shalom. M. Finkielkraut fut également l’invité de l’émission Culture et Dépendances de la chaîne de télévision France 3, du 5 mai 2005, intitulé « Y a –t-il un racisme anti-Blanc ? ».
[
31] « France : la lutte contre l’antisémitisme entachée d’insinuations racistes », Voltaire, 28 février 2006.
[
32] Arrêts sur image, « Affaire Halimi, encore trop vite ? », France 5, 5 mars 2006.

source: Cédric Housez - Spécialiste français en communication politique, rédacteur en chef de la rubrique « Tribunes et décryptages »

20.4.06

Qui veut des secrets défense ?

Voilà une idée de cadeau sympathique pour les proches d'Oussama Ben Laden. Un article du quotidien californien se fait l'écho d'une affaire pour le moins... burlesque. Selon le très sérieux Los Angeles Times, on trouve tout sur certains marchés en Afghanistan...

Le Los Angeles Times révèle que des disques durs, des cartes-mémoires et des clés USB, contenant des données sensibles sur des cibles afghanes et sur des militaires américains, sont en circulation sur le marché de Bagram, à l'ouest de Kaboul, capitale du pays.

Interrogés par les Américains, les propriétaires des stands de vente ont affirmé que ces matériels auraient été récupérés dans les poubelles d'une base américaine par des travailleurs locaux -une explication qui peut faire sourire.

D'après le journal, les informations contenues sur ces disques pourraient compromettre des secrets de défense comme la localisation d'une base militaire jamais identifiée, ou encore le nom d'officiels afghans "indicateurs" auprès des forces américaines.

Pire, des numéros de sécurité sociale et d'autres informations privées sur des personnels de l'armée américaine ont été reconnus. Un journaliste du L.A. Times a réussi à se procurer un de ces disques informatiques dans l'un des bazars de cette ville afghane. Il contenait des informations secrètes comme une liste de personnes suspectées de militantisme pro Al-Qaeda, ou encore l'identité de 700 soldats américains. Cette révélation, digne d'OSS 117, ressemble à un camouflet pour l'administration américaine et ses services de renseignement.

Le vol d'informations sensibles est un phénomène récurrent dans l'actualité informatique. A preuve, deux affaires récentes: le 12 avril, des informations provenant de l'US Air Force -dont les plans de l'appareil présidentiel Air Force One- étaient diffusées, là encore, sur le Web.
Autre affaire, le 23 mars 2006, les données de 200.000 salariés de HP se sont retrouvées dans la nature. Explication: le simple vol d'un PC portable dans une voiture.

Un sondage du cabinet "Life Cycle Service and Glamorgan University " montrait récemment que sur 100 disques passés au crible en entreprise, la moitié contenaient des données personnelles sensibles. Un disque sur cinq contenait des informations financières confidentielles. Un sur dix seulement était dépourvu d'informations stratégiques, sensibles...

source: Silicon.fr

19.4.06

Le prix de la gratuité

Pour l'éducation, comme pour la santé, et même pour la musique, et pour beaucoup de services qui sont au coeur du contrat social à la française, la gratuité fait recette. Les bénéficiaires de prestations toujours plus riches en fonctionnalités au moindre prix sont toujours plus nombreux. Et certains rêvent même d'un monde où tout serait gratuit.

Pourtant, se faire prendre dans la dynamique des prix mondialisés (« China price ») est devenu une épreuve redoutable pour de très nombreux producteurs occidentaux qui ont perdu leur capacité à « faire les prix » (« pricing power »). Or, aujourd'hui, tout le monde doit s'aligner sur le moins-disant planétaire, parce que le moteur et les sources de renouveau de l'économie sont passés ailleurs, d'autant plus que la créativité ne paie plus ou très peu, car les rentes d'innovation ont des durées de plus en plus brèves. En même temps, l'espace du luxe ne s'est jamais mieux porté. Nous sommes entrés dans un étrange paradoxe où ce qui coûte cher à produire ne vaut plus rien (ou presque) et où ce qui ne coûte rien à produire se paie aujourd'hui très cher eu égard à sa valeur intrinsèque.

La gratuité relative de nombre de prestations de première nécessité est la grande conquête sociale du XXe siècle, en particulier parce que la santé gratuite nous a donné (en tendanciel) accès à l'éternité. Et, dans l'inconscient (comme dans le conscient) collectif, la vie devrait être gratuite. C'est le prix qui est choquant et qui dérange, car nous avons déconnecté le « coût » et le « prix ».

On tente bien de réintroduire des tickets modérateurs. Mais des arrêts récents confirment la gratuité ou le très bas prix de ces prestations. Pas question de faire une sélection par l'argent, même sur des sommes infimes. Pourtant, il y a des moments où il faudrait tout reprendre à la base et repenser les fondements économiques du contrat social pour qu'il reste viable dans un monde où la production et la valeur ajoutée sont passées ailleurs.

Dans un pays où la dépense publique atteint 55 % du PIB, cela laisse un champ énorme à des prestations publiques (santé, éducation, sécurité, etc.) qui constituent une formidable économie dérivée de l'économie marchande et qui sont de plus en plus démonétarisées (carte Vitale) et très souvent défiscalisées (pas de TVA sur leurs prestations, ni de taxes locales), avec de moindres charges sociales. Or l'idée que la gratuité puisse avoir un coût ou un prix est contre-intuitive, car la culture de la socialisation est très fortement ancrée dans nos têtes, même si Milton Friedman nous avertit qu'il faut, tôt ou tard, passer à la caisse (« there is no such thing as a free lunch »).

La gratuité joue ainsi un rôle social majeur : quand on ne peut pas donner d'espèces sonnantes et trébuchantes, on accorde la gratuité. Dans nombre de cas, c'est une planche de salut. Dans beaucoup d'autres, c'est un simple effet d'aubaine. Ce faisant, le « prix de la gratuité » étouffe tout autour de lui. Et là où elle passe, l'herbe des activités marchandes ne repousse pas, sauf si les prestations gratuites sont par trop défaillantes. Or il peut exister, surtout dans le monde actuel, des façons beaucoup plus efficaces et intelligentes de produire les mêmes services.
Il s'agit, en fait, d'un élément très fort de l'« offre politique » sous la forme du « toujours plus de gratuité ». Le drame, c'est qu'elle apparaît vraiment comme un don du ciel, la gratuité. C'est l'effet d'aubaine garanti. En même temps, c'est la sclérose assurée du corps social et de l'économie comme dans les pays de l'Est de l'Europe qui étaient parvenus à un état (plus ou moins) parfait d'inefficacité pathétique jusqu'à la faillite finale. Dans ce contexte, tout ce qui est différé pour nous-mêmes (ou pour nos petits-enfants) dans l'endettement du pays donne l'impression que si l'on est malin on pourra y échapper.

Ce faisant, au fil des dernières décennies, nous avons ouvert très largement l'accès aux services publics gratuits en donnant un formidable droit de tirage à un nombre croissant de bénéficiaires (la santé avec la CMU, l'accès à la propriété pour tous, le bac à 80 % d'une classe d'âge, etc.). Or, ne pouvant plus compter sur la planche à billets, nous faisons de la cavalerie. Et, de plus en plus, nous « débloquons des crédits à crédit » sans nous rendre compte à quel point nous sommes « socialisés à crédit ». La prise de conscience, récente, des bornes à l'endettement public oblige à s'interroger sur les limites de la « promesse de service public » (ainsi les hésitations récentes dans la bouche des ministres sur les dettes et sur les engagements de l'Etat : 1.000 milliards d'euros, 2.000, 2.500 !).

La gratuité, c'est la revanche du collectif sur le marché. C'est aussi la fracture entre deux mondes : celui des échanges monétaires et celui des prestations sans échange d'argent. Il n'y a plus de segmentation du marché par le prix dans l'utopie d'un monde sans argent.
Pourtant, il serait bien préférable de solvabiliser le client et de lui laisser le libre choix entre plusieurs prestataires et types de prestations, comme l'ont fait les parlementaires britanniques en janvier 2005 en décidant qu'à partir de 2007 les étudiants anglais payeraient au moins 4.500 euros par an pour suivre leurs études universitaires (avec des bourses et des prêts), considérant que l'on n'allait pas demander à leurs futurs petits-enfants de payer l'éducation de leurs grands-parents.

Tôt ou tard, les impératifs de compétitivité qui s'appliquent à l'économie marchande avec des gains de productivité de 4 % à 8 % par an finiront par s'imposer à l'économie non marchande, qui, sinon, s'effondrera sous son propre poids dans une économie exsangue.

source: JEAN RUFFAT - Les Echos du 19 avril 2006

18.4.06

Un Big Brother très démocratique

Le 17 mai 2003, huit joyeux compagnons dévissent les plaques qui ornent la rue Adolphe-Thiers de Grenoble. Celui dont Hugo disait, aux premiers jours de la Commune, « Thiers, c'est l'étourderie préméditée. En voulant éteindre la lutte politique, il a allumé la guerre sociale » (ce qui nous rappelle quelqu'un), fut le boucher de la Semaine sanglante: ils veulent le rappeler par cet acte symbolique. Traduits devant le tribunal correctionnel, nos lurons sont reconnus coupables, mais dispensés de peine. Seulement voilà : on leur ordonne de se soumettre à un prélèvement d'ADN. Ces dangereux dévisseurs de plaques en zinc doivent absolument figurer dans le grand fichier génétique! Rappelons qu'au début ce fichier devait servir la bonne cause : il s'agissait de ficher les violeurs grâce à leur ADN, cette empreinte génétique que l'on retrouve aussi bien dans le sperme que la salive, la peau, les cheveux, les ongles, etc. Cela afin, notamment, de les identifier en cas de récidive.

C'est en 1998 que fut créé à l'initiative du député UMP Marsaud le « Fichier national automatisé des empreintes génétiques », confié à la police judiciaire. Deux mois après le 11 septembre, Jospin s'avisa que ce fichier génétique était bien pratique : il autorisa les policiers à y faire entrer tous les criminels (terrorisme, homicides, vols à main armée). Et deux ans plus tard, en mars 2003, Sarkozy décida d'y ajouter tous les auteurs de simples délits. Et même les suspects !Et gare : quiconque refuse le prélèvement de salive permettant de saisir son ADN risque 1 an de prison et 15 000 euros d'amende ! Un vrai rêve de flic, ce fichier. L'empreinte génétique y est conservée pas moins de quarante ans... Pour l'instant, il ne comporte « que », si l'on peut dire, 125 000 empreintes, mais bientôt nous rattraperons l'Angleterre et son fichier ADN riche de 3 millions d'individus.

Revenons à nos lurons. Ils refusent ce fichage. Et du coup sont à nouveau traînés en justice. La semaine dernière au tribunal de Grenoble, l'un d'eux a réitéré son refus de se soumettre au prélèvement ADN, ce qui a considérablement énervé le procureur (« Le Dauphiné libéré », 21/3) : «Nous ne sommes pas dans un Etat totalitaire, alors nous allons faire du droit ! Le prélèvement biologique s'adresse aux personnes qui ont été condamnées, le Code pénal parle d'indices graves et concordants. Or, dans cette affaire, il ne s'agit pas d'indices mais de preuves !Nous sommes dans une démocratie, vous ne pouvez pas dire: "La loi, ça ne me concerne pas ! "» C'est bien vrai: imaginons que les dévissages antidémocratiques de plaques Adolphe-Thiers se multiplient à travers la France, et que les flics, après interrogatoire sur l'emploi du temps des suspects, expertise des empreintes digitales, filatures, écoutes téléphoniques, etc., soient impuissants à identifier les coupables: l'ADN les tirera certainement d'affaire. Et qui dira merci au grand fichier génétique ? La démocratie.

source: Jean-Luc Porquet - « Le Canard enchaîné » - mercredi 29 mars 2006

8.4.06

Toscane «made in China»

D'un geste mécanique, Giovanni racle les résidus de farine collés au marbre où il a pétri sa pâte. Il maugrée : «Trente-sept ans que je suis là, alors pensez que j'en ai vu, des immigrés. Mais les Chinois, non, ils ne sont pas bien intégrés, sinon ils respecteraient les règles. Faudrait qu'ils comprennent comment vivent les Italiens, sinon il n'y aura jamais de cohabitation sereine entre nous. L'injustice, c'est que l'étranger est mieux traité que nous. Les Italiens n'ont pas tous une maison, alors pourquoi eux en auraient une ?» Au-dehors du rempart médiéval qui enserre la vieille ville de Prato, le Petit Cheval rouge, la pizzeria de Giovanni, est l'une des dernières sentinelles du commerce italien à l'entrée de la via Pistoiese, la rue des Chinois.

C'est là, à 20 kilomètres au nord de Florence, qu'a pris racine ­ et en un temps record ­ la plus grosse communauté chinoise d'Italie. Entre 12 000 et 15 000 migrants, arrivés pour la plupart du Zhejiang depuis le début des années 90. «C'est plus qu'à Milan et à Rome. Avec 15 % d'étrangers par rapport à la population autochtone, Prato est devenu la ville la plus multiethnique du pays», affirme l'adjoint au maire communiste, Andrea Frattani. Et les arrivées se poursuivent, au rythme moyen de dix par jour, des Chinois pour moitié, mais aussi des Albanais, des Pakistanais, des Marocains ou des Roumains. Au total, 32 nationalités se côtoient dans une cité ouvrière de 180 000 habitants. Saisissant condensé d'un boom migratoire qui a métamorphosé l'Italie.

Tandis que les familles italiennes déambulent autour du Duomo pour la passeggiata du dimanche après-midi, une petite foule de Chinois se masse devant le supermarché Xie Xao Lin. Traits rudes et cheveux ras des ruraux récemment débarqués ou brushings décolorés des jeunes fascinés par le look occidental, tous se pressent devant les nombreuses offres d'emploi placardées au mur, affichettes dont ils déchirent les volants annotés d'un numéro de téléphone portable. Du matin au soir, des recruteurs armés de rouleaux de ruban adhésif passent apposer des annonces fraîches. «Nous étions le Manchester d'Italie, aujourd'hui, c'est le Chinatown de Toscane», s'amuse un vieil habitant du quartier.

«Vague jaune» dans les années 90

A quelques kilomètres de là, le prêtre Giovanni Momigli se souvient du malaise suscité dans sa petite paroisse de 3 000 âmes par le déferlement de la première «vague jaune», au début des années 90 : des manifestations de protestation, de la pancarte à l'entrée de San Donnino, recouverte, une nuit, du graffiti «San Pechino» (Saint-Pékin). Aujourd'hui, pourtant, les Chinois font partie du paysage. Dans le plus gros district textile de la péninsule, ils sont même devenus de précieux partenaires du made in Italy. Haut lieu du tissage lainier depuis la fin du XIIe siècle, Prato ­ comme le relate son musée du Tissu ­ a bâti son renom sur «une organisation synonyme de flexibilité et de réponse rapide aux besoins du marché». Frappés par la crise des années 80, les patrons toscans n'ont pas été longs à comprendre les bénéfices qu'ils pouvaient tirer de ces immigrés asiatiques prêts à trimer pour peu. «Il y a toujours eu à Prato une éthique du travail, ce qui fait qu'on respecte les Chinois pour leur dureté à la tâche. Les relations sont correctes, mais se résument strictement au travail», commente le militant antiraciste Celso Barginelli.

Là où les choses se gâtent, c'est que cette diaspora connue pour son esprit entreprenant veut, dès que possible, voler de ses propres ailes. En moins de dix ans, le nombre d'entreprises chinoises ­ pour la plupart unipersonnelles ­ a quadruplé dans la province de Prato, pour atteindre près de deux mille microsociétés, où s'affairent des familles entières, sans souci des horaires. Dans le quartier ouvrier de la via Pistoiese, fouillis de maisonnettes des années 20 et d'anciennes fabriques à l'abandon, les Cinesi ont investi les locaux décatis que leurs propriétaires italiens étaient contents de louer, ou de vendre, à prix d'or. Dans chaque hangar déglingué bourdonnent trois ou quatre ateliers de confection, où hommes et femmes cousent à la machine, sept jours sur sept. Sur des portants s'alignent des dizaines de chemises de mauvais coton. Dans la cour, les ouvriers, dont beaucoup dorment sur leur lieu de travail et ne parlent pas un mot d'italien, font sécher leur pauvre lessive.

De nouvelles pancartes «interdit de cracher»

Tandis que les Albanais louent leurs bras au BTP, le pronto moda (prêt-à-porter) est un passage obligé des Chinois. Les plus doués peuvent y faire fortune. Ainsi, Xu Qiu Lin, quadragénaire parti de rien à Prato en 1990, est aujourd'hui le premier entrepreneur chinois admis à la Confindustria, saint des saints du patronat italien. Sa société, Giupel, fait office de cas d'école, sous-traitant de grandes marques comme Gianfranco Ferré. Xu Qiu Lin ­ qui a italianisé son nom en «Giulin» ­ a dépassé les 15 millions d'euros de chiffre d'affaires dans la mode féminine et les vêtements de cuir, avec moins de 30 employés au siège italien mais 500 ouvriers dans une nouvelle usine près de Shanghai, une chaîne de magasins en Chine et en Italie, et sa propre griffe de prêt-à-porter, qui offre le style italien à des prix incomparablement plus bas.

«Bon nombre de ces immigrés, reprend Celso Barginelli, décrochent finalement en dix ans ce que beaucoup de familles italiennes ne réussiront pas à construire en une vie. Mais quand ils ont de l'argent, des belles voitures, une maison, leur succès est forcément attribué à des choses illégales ou des abus de comportement.» En ville, les cancans vont bon train sur les Chinois. On dit qu'ils font travailler leurs enfants jusqu'à pas d'heure dans la nuit, qu'ils exploitent leurs compatriotes réduits à des années d'esclavage pour rembourser les passeurs, qu'ils escroquent le fisc des taxes et impôts sous lesquels crève le petit entrepreneur italien. Ils sont sales, aussi, et crachent, dit-on encore, si bien que la municipalité s'apprête à installer des pancartes Divieto di sputare ­ «interdit de cracher» ­, disparues de la péninsule il y a plus de cinquante ans, raconte un journaliste local.

«Ce qu'on dit aujourd'hui de tous ces immigrés, c'est ce que les Américains ou les Australiens disaient des émigrés italiens au début du XXe siècle, sourit Carlo Pieri, éditeur à la retraite, natif de Prato. Les Français eux-mêmes n'ont-ils pas lynché, en 1893 à Aigues-Mortes, une dizaine de saisonniers ritals, accusés de voler le travail des ouvriers des salines ?» Cet épisode sanglant est relaté dans la Horde, un best-seller du journaliste Gian Antonio Stella paru en 2003, qui raconte à ses compatriotes l'époque, pas si lointaine, «où c'est nous qui étions les Albanais», «la lie de la planète». De 1876 à 1976, «le siècle du grand exode a vu 27 millions d'Italiens s'exiler», rappelle Stella, furieux de voir «la xénophobie monter dans une société qui a occulté une partie de son passé».

«Commune pilote» de la multi-ethnicité »

Xénophobes, les Italiens ? Ye Hui Ming, renommé Matteo, se refuse à le dire comme ça. «Prato, souligne-t-il, est une cité hospitalière qui n'a pas oublié d'où elle vient ; 80 % de ses habitants sont eux-mêmes arrivés d'autres régions», surtout de Sicile et des Pouilles, à partir des années 50. Coprésident de l'Anolf, une association d'aide aux migrants créée par le syndicat Cisl (chrétien), Matteo, 26 ans, se considère comme «un des plus fortunés». Après neuf ans sur les bancs de l'école italienne, il maîtrise parfaitement la langue sans avoir perdu la sienne et a trouvé un boulot intéressant. Son autre chance : avoir grandi «dans une ville modèle en matière d'intégration».

Ce n'est pas l'adjoint au maire communiste Andrea Frattani qui lui donnera tort. Chargé de la multiculturalité, il décrit Prato comme «une commune pilote : la seule d'Italie à offrir aux migrants une gamme complète de services destinés à en faire des citoyens à part entière». Ainsi cette mairie de gauche, jumelée à Hangzhou depuis 1987, a-t-elle embauché des interprètes sinophones et mis en place un guichet unique grâce auquel l'immigré obtient son permis de séjour en quinze jours (contre seize semaines d'attente en moyenne dans le reste du pays et même onze mois à Rome, comme l'attestent les chiffres fournis par l'association caritative catholique Caritas). Autre originalité, le partenariat noué en 1994 entre la commune et l'université de Florence, de sorte qu'un groupe de chercheurs se consacre à l'analyse, tant sociologique que statistique, de cette multiethnicité en essor.

Hormis une tirade de Silvio Berlusconi sur son «refus de voir l'Italie devenir un pays multiethnique et multiculturel», l'actuelle campagne électorale ne s'est pas attardée, comme en 2001, sur le thème de l'immigration associée à l'insécurité. «Pour la droite, rigole Andrea Frattani, ce serait un autogoal [un but contre son camp, ndlr] ! Car le nombre d'immigrés a doublé alors qu'elle dénonçait le laxisme de la gauche.» Les chiffres sont impressionnants : en seulement cinq ans, la population immigrée est passée de 1,5 à 3,3 millions, dont environ 500 000 clandestins, et ce malgré les restrictions de la loi Bossi-Fini.

Après cinq plans de régularisation en vingt ans, le pays teste un système de quotas annuels selon le nombre d'emplois à pourvoir. Le mois dernier, les Italiens ont ainsi vu un demi-million de sans-papiers faire la queue toute la nuit devant les bureaux de poste, dans l'espoir de décrocher un des 170 000 permis de séjour offerts cette année.

Le nez rivé sur ces vains efforts de régulation des flux, «tous les partis, qu'ils soient de droite ou de gauche, en restent à une vision préhistorique de l'immigration, sans réflexion sur le type de société que nous voulons bâtir», enrage Andrea Frattani. Le cauchemar de cet élu communiste, «ce sont les 5 000 mineurs étrangers résidant à Prato, et dont huit sur dix arrêtent l'école à 16 ans, sans se sentir ni Italiens, ni Albanais, ni Pakistanais ou Chinois. Cette génération d'exclus est une bombe à retardement qui risque d'être dévastatrice».

Cette angoisse, Romano Prodi, le leader de l'opposition de centre gauche italienne, dit d'ailleurs la partager. Lors de l'explosion des banlieues françaises, en novembre dernier, le challenger de Berlusconi voyait l'Italie bientôt vouée à «avoir de nombreux Paris». «C'est seulement une question de temps», dit-il.

source : Nathalie DUBOIS - Libération du 6 avril 2006