23.10.06

Qu'est-ce qu'être juif aujourd'hui ?


Finkielkraut et Edgar Morin
source: FR3-Ce soir ou jamais : Alain Finkielkraut et Edgar Morin

21.10.06

Les nouvelles cibles fumeuses du paternalisme

Il fut un temps, pas si ancien, où les économistes s'accommodaient, bon an mal an, d'un modèle particulièrement simple de l'individu. Selon cette vision, la société est une collection d'individus rationnels ; le choix de chacun (en termes de consommation, d'épargne, d'éducation ou autres...) révèle ce qu'il estime le plus à même de le satisfaire, compte tenu de ses capacités financières et de ses goûts. Pour l'essentiel, ces goûts sont reconnus comme légitimes et le bien-être collectif n'est alors rien d'autre que l'agrégation des satisfactions individuelles. Dans un tel monde, une situation donnée est inacceptable seulement lorsqu'il serait possible d'améliorer la condition de certains sans pénaliser personne d'autre. Outre les considérations d'équité, le domaine d'intervention de l'Etat est alors relativement délimité, puisqu'il s'agit de corriger les seules situations où la coordination des activités individuelles n'est pas satisfaisante ; mais le critère reste la satisfaction des individus souverains.

Tous admettaient le caractère très réducteur de l'hypothèse de rationalité individuelle. Mais beaucoup revendiquaient cette extrême rigidité méthodologique, tant elle contraignait à faire preuve d'imagination pour expliquer, dans un tel corset, des phénomènes apparemment peu rationnels. Surtout, la cohérence de son cadre conceptuel articulait de manière limpide un modèle descriptif des comportements individuels et une théorie normative de l'action publique. Las ! ce bel échafaudage intellectuel est en train de s'effondrer sans que l'on puisse encore voir ce qui le remplacera.

Le développement rapide des recherches à l'interface de la psychologie et de l'économie a mis en évidence de multiples violations de ce modèle du choix rationnel. Dans de nombreuses situations, des choix individuels ne sont «clairement» pas dans le meilleur intérêt de celui qui effectue ces choix. Par exemple, de nombreux fumeurs s'expriment en faveur d'une hausse des taxes sur le tabac, manifestant ainsi un désir de se «lier les mains» pour moins fumer, à la manière d'Ulysse exigeant de ses marins qu'ils l'attachent au mât du bateau, afin de pouvoir entendre le chant des sirènes sans céder à leurs irrésistibles appels. Dans cet exemple, l'individu en appelle à la société (le fisc ou les marins) pour pallier la défaillance future de sa volonté, dont il anticipe à la perfection les funestes conséquences.

Rendre compte de ce type de comportement, mais aussi de nombreuses autres formes d'incohérence temporelle, nécessite de s'écarter du modèle de l'individu souverain, maître de ses choix. Longtemps cantonnée aux marges de l'analyse économique, l'étude de ces situations occupe peu à peu un rôle de plus en plus central, reconnu par l'attribution du Nobel d'économie 2002 à Daniel Kahneman et à Vernon Smith. Même s'il est encore trop tôt pour parler de nouveau paradigme, la boîte de Pandore des irrationalités est bel et bien ouverte, ce qui ne va pas sans poser d'innombrables questions. En particulier, peut-on encore parler de satisfaction individuelle ? Qui est le plus légitime : Ulysse froidement calculateur, celui qui hurle à ses marins de le détacher, ou encore celui qui les remercie, après coup, de ne pas l'avoir fait ? Et que faire de ceux, moins sophistiqués, qui n'anticiperaient pas leurs défaillances et se laisseraient ballotter au gré de leurs goûts instables ?

Que l'on ne s'y trompe pas : bien loin de se réduire à un débat de théoriciens, ces réflexions sont au coeur de nombreux débats sur la légitimité de certaines politiques publiques. En effet, à l'aune de quels critères évaluer le succès de telle ou telle mesure censée améliorer le bien-être des membres de la société si ceux-ci changent de goûts ? Il devient alors impossible de ne pas être paternaliste, car il faut bien choisir de privilégier l'un des Ulysse et décider en son nom de ce que doivent faire les autres. C'est d'ailleurs le fondement du «paternalisme libéral» défendu par certains : si les choix individuels sont imparfaitement rationnels, il convient de jouer de ces irrationalités pour orienter les comportements dans «le bon» sens. En contribuant à la fondation, même bancale, des politiques publiques paternalistes, les économistes s'inscrivent ainsi résolument dans l'air de leur temps : qu'il s'agisse des campagnes contre l'obésité, l'alcool, le tabac ou les autres drogues ou en faveur de loisirs culturels plus exigeants que la télévision, la lutte contre les comportements jugés «néfastes» semble de plus en plus acceptée par l'opinion publique.

Il en est ainsi de l'interdiction de fumer dans les espaces publics, qui sera imposée par décret, interdiction dont les rares opposants sont vus comme particulièrement ringards (les débitants de tabac). On sent bien que cette victoire de l'hygiénisme n'est qu'une première bataille gagnée et que la guerre continuera tant que certains individus persisteront à fumer dans le secret de leur intimité.

Au fait, vous avez remarqué ? Tous ces mauvais comportements qui sont la cible du nouveau paternalisme ­ et dont il convient de guérir ceux qui en sont, bien malgré eux, les auteurs ­ sont souvent le fait des plus démunis. Drôle de manière d'aider les «pauvres gens»...

source: Pierre-Yves GEOFFARD - Libération