28.1.08

L'écrit et l'écran, une révolution en marche...

Ecouter les morts avec les yeux." "Escuchar a los muertos con los ojos." Ce vers de Quevedo me vient à l'esprit au moment d'inaugurer un enseignement consacré aux rôles de l'écrit dans les cultures qui, depuis la fin du Moyen Age et jusqu'à notre présent, ont caractérisé les sociétés européennes. Pour la première fois dans l'histoire du Collège de France, une chaire est vouée à l'étude des pratiques de l'écrit, non pas dans les mondes anciens ou médiévaux, mais dans le temps long d'une modernité qui, peut-être, se défait sous nos yeux.

La tâche est sans doute urgente aujourd'hui, en un temps où se trouvent profondément transformées les pratiques de l'écrit. Les mutations de notre présent bouleversent, tout à la fois, les supports de l'écriture, la technique de sa reproduction et de sa dissémination, et les façons de lire. Une telle simultanéité est inédite dans l'histoire de l'humanité.

L'invention de l'imprimerie n'a pas modifié les structures fondamentales du livre, composé, après comme avant Gutenberg, de cahiers, de feuillets et de pages, réunis dans un même objet. Aux premiers siècles de l'ère chrétienne, cette forme nouvelle du livre, celle du codex, s'imposa aux dépens du rouleau, mais elle ne fut pas accompagnée par une transformation de la technique de reproduction des textes, toujours assurée par la copie manuscrite. Et si la lecture connut plusieurs révolutions, repérées ou discutées par les historiens, elles advinrent durant la longue durée du codex.

En brisant le lien ancien noué entre les discours et leur matérialité, la révolution numérique oblige à une radicale révision des gestes et des notions que nous associons à l'écrit. Malgré les inerties du vocabulaire qui tentent d'apprivoiser la nouveauté en la désignant avec des mots familiers, les fragments de textes qui apparaissent sur l'écran ne sont pas des pages, mais des compositions singulières et éphémères.

Le livre électronique ne donne plus à voir par sa forme matérielle sa différence avec les autres productions écrites. La lecture face à l'écran est une lecture discontinue, segmentée, attachée au fragment plus qu'à la totalité. N'est-elle pas, de ce fait, l'héritière directe des pratiques permises et suggérées par le codex ? Celui-ci invite, en effet, à feuilleter les textes, en prenant appui sur leurs index ou bien à "sauts et gambades" comme disait Montaigne, à comparer des passages, comme le voulait la lecture typologique de la Bible, ou à extraire et copier citations et sentences, ainsi que l'exigeait la technique humaniste des lieux communs.

Toutefois, la similitude morphologique ne doit pas faire illusion. Comment maintenir le concept de propriété littéraire, défini depuis le XVIIIe siècle à partir d'une identité perpétuée des oeuvres, reconnaissable quelle que soit la forme de leur transmission, dans un monde où les textes sont mobiles, malléables, ouverts, et où chacun peut, comme le désirait Michel Foucault au moment de commencer, "enchaîner, poursuivre la phrase, se loger, sans qu'on y prenne bien garde, dans ses interstices" ?

Comment reconnaître un ordre des discours, qui fut toujours un ordre des livres ou, pour mieux dire, un ordre de l'écrit qui associe étroitement autorité de savoir et forme de publication, lorsque les possibilités techniques permettent, sans contrôles ni délais, la mise en circulation universelle et indiscriminée des opinions et des connaissances ? Comment préserver des manières de lire qui construisent la signification à partir de la coexistence de textes dans un même objet (un livre, une revue, un journal) alors que le nouveau mode de conservation et de transmission des écrits impose à la lecture une logique analytique et encyclopédique où chaque texte n'a d'autre contexte que celui qui lui vient de son appartenance à une même rubrique ?

Le rêve de la bibliothèque universelle paraît aujourd'hui plus proche de devenir réalité qu'il ne le fut jamais, même dans l'Alexandrie des Ptolémées. La conversion électronique des collections existantes promet la constitution d'une bibliothèque sans murs, où pourraient être accessibles tous les ouvrages qui furent un jour publiés, tous les écrits qui constituent le patrimoine de l'humanité. L'ambition est magnifique, et, comme écrit Borges, "quand on proclama que la Bibliothèque comprenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur extravagant". Mais la seconde est, sans doute, une interrogation sur ce qu'implique cette violence faite aux textes, donnés à lire dans des formes qui ne sont plus celles où les rencontrèrent les lecteurs du passé.

Le "bonheur extravagant" suscité par la bibliothèque universelle pourrait devenir une impuissante amertume s'il devait se traduire par la relégation ou, pire, la destruction des objets imprimés qui ont nourri au fil du temps les pensées et les rêves de ceux et de celles qui les ont lus. La menace n'est pas universelle, et si les incunables n'ont rien à redouter, il n'en va pas de même pour de plus humbles et plus récentes publications, périodiques ou non.

Ces questions ont déjà été battues et rebattues par les innombrables discours qui tentent de conjurer, par leur abondance même, la disparition annoncée du livre et de l'écrit. Le constat a de quoi décourager et conduit les uns à l'émerveillement devant les promesses inouïes des navigations textuelles, et les autres à la nostalgie pour un monde de l'écrit que nous aurions déjà perdu. Mais avant de renoncer, peut-être est-il utile de convoquer la seule compétence dont peuvent se targuer les historiens. Ils ont toujours été de pitoyables prophètes, mais, parfois, en rappelant que le présent est constitué de passés sédimentés ou enchevêtrés, ils ont contribué à un diagnostic plus lucide sur les transformations qui enthousiasmaient ou inquiétaient leurs contemporains. (...)

L'autorité affirmée ou contestée de l'écrit, la mobilité de la signification, la production collective du texte : telles sont les trames sur lesquelles j'aimerais inscrire les motifs plus particuliers qui feront l'objet de mes cours. Ils mettront en oeuvre plusieurs principes d'analyse. Le premier situe la construction différenciée du sens des textes entre contraintes transgressées et libertés bridées. Toujours, les formes matérielles de l'écrit ou les compétences culturelles de ses lecteurs bornent les limites de la compréhension. Mais toujours l'appropriation est créatrice, production d'une différence, proposition d'un sens possiblement inattendu.

Le croisement inédit de disciplines longtemps étrangères les unes aux autres (la critique textuelle, l'histoire du livre, la sociologie culturelle) a ainsi un enjeu fondamental : comprendre comment les appropriations particulières et inventives des lecteurs, des auditeurs ou des spectateurs dépendent, tout ensemble, des effets de sens visés par les textes, des usages et des significations imposés par les formes de leur publication, et des compétences et des attentes qui commandent la relation que chaque communauté de lecteurs entretient avec la culture écrite.


Une seconde exigence de méthode, nécessaire pour un travail qui est fondamentalement, mais pas exclusivement, étude de textes, conduit à faire retour au concept de représentation dans la double dimension que lui a reconnue Louis Marin : "Dimension "transitive" ou transparence de l'énoncé, toute représentation représente quelque chose ; dimension "réflexive" ou opacité énonciative, toute représentation se présente représentant quelque chose."

Au fil des années et des travaux, la notion de représentation en est presque venue à désigner par elle-même la démarche d'histoire culturelle qui porte ce programme d'enseignement. Le constat est pertinent, mais il doit éviter les malentendus. Telle que nous l'entendons, la notion n'éloigne ni du réel ni du social. Elle aide les historiens à se défaire de la "bien maigre idée du réel", comme écrivait Foucault, qui a été longtemps la leur, en portant l'accent sur la force des représentations qu'elles soient intériorisées ou objectivées.

Les représentations ne sont pas de simples images, véridiques ou trompeuses, d'une réalité qui leur serait extérieure. Elles possèdent une énergie propre qui convainc que le monde, ou le passé, est bien ce qu'elles disent qu'il est. Produites par les écarts qui fracturent les sociétés, les représentations elles aussi les produisent. Mener l'histoire de la culture écrite en lui donnant pour pierre angulaire l'histoire des représentations est, donc, lier la puissance des écrits qui les donnent à lire, ou à entendre, avec les catégories mentales, socialement différenciées, qui sont les matrices des classements et des jugements.

Un troisième principe d'analyse consiste à placer les oeuvres singulières ou les corpus de textes qui sont l'objet de mon travail au croisement des deux axes qui doivent organiser toute démarche d'histoire ou de sociologie culturelle. D'une part, un axe synchronique, qui permet de situer chaque production écrite dans son temps, ou son champ, et la met en relation avec d'autres, qui lui sont contemporaines et appartiennent à d'autres registres culturels ou politiques. D'autre part, un axe diachronique qui l'inscrit dans le passé du genre ou de la discipline.

Dans les sciences les plus exactes ou en économie, cette présence du passé renvoie généralement à des durées brèves, parfois très brèves. Il n'en va pas de même de la littérature ou des sciences humaines pour lesquelles les passés les plus anciens sont toujours, d'une certaine façon, des présents encore vivants dont les créations nouvelles s'inspirent ou se détachent. Quel romancier contemporain pourrait ignorer Don Quichotte ? Et quel historien pourrait commencer un cours dans cette maison sans citer au moins une fois la grande ombre Michelet ? Ni Febvre ni Braudel n'y ont manqué. Ni Daniel Roche. A mon tour de le faire.

Pierre Bourdieu voyait dans cette contemporanéité de passés successifs l'une des caractéristiques propres des espaces de la production et de la consommation culturelle : "Toute l'histoire du champ est immanente au fonctionnement du champ et pour être à la hauteur de ses exigences objectives, en tant que producteur mais aussi en tant que consommateur, il faut posséder une maîtrise pratique ou théorique de cette histoire." Cette possession ou son absence distingue les savants des naïfs et elle porte les diverses relations que chaque oeuvre nouvelle entretient avec le passé : l'imitation académique, la restauration kitsch, le retour aux anciens, l'ironie satirique, la rupture esthétique. En désignant comme cibles de ses parodies les livres de chevalerie, les romans pastoraux (lorsque don Quichotte se transforme en pasteur Quijotiz) et les autobiographies picaresques (avec les allusions au récit de vie rédigé par le galérien Ginés de Pasamonte), Cervantès installe dans le présent de son écriture trois genres aux temporalités fort diverses contre lesquels il invente une manière inédite d'écrire la fiction, en la concevant, comme a écrit Francisco Rico, "non pas dans le style artificiel de la littérature, mais dans la prose domestique de la vie". Il montre ainsi, lui l'"ingenio lego", le génie ignorant, que les doctes ne font pas toujours bon usage de leur maîtrise de l'histoire des genres et des formes.

Une crainte contradictoire a habité l'Europe moderne - et elle nous tourmente encore. D'un côté, l'effroi devant la prolifération incontrôlée de l'écrit, l'amas des livres inutiles, le désordre du discours. D'un autre, la peur de la perte, du manque, de l'oubli. C'est à cette seconde inquiétude que je voudrais consacrer le premier cours que je donnerai ici. Porté par un projet quelque peu borgésien, il s'attachera à une oeuvre disparue dont ne subsiste ni manuscrit ni édition imprimée.

Elle fut deux fois représentée à la cour d'Angleterre au début de l'année 1613. Les ordres de paiement établis pour la compagnie qui la joua, les King's Men, indiquent son titre, Cardenio, et rien de plus. Quarante ans plus tard, en 1653, Humphrey Moseley, un libraire londonien qui voulait donner à lire les oeuvres dramatiques interdites de représentation dans les temps révolutionnaires de la fermeture des théâtres, fit enregistrer son droit sur cette même pièce. Il indiqua au secrétaire de la communauté des libraires et imprimeurs les noms de ses deux auteurs : "The History of Cardenio, by Mr. Fletcher & Mr. Shakespeare." La pièce ne fut jamais imprimée et, comme un fantôme, dès le XVIIIe, elle commença à hanter les passions et les imaginations shakespeariennes.

Deux ordres de paiement, une entrée dans un registre de libraires, une pièce disparue : voilà, dira-t-on, un bien mince commencement. Et, pourtant, il peut permettre de formuler quelques-unes des interrogations les plus fondamentales d'une histoire de l'écrit. Tout d'abord, en plaçant l'attention sur la mobilité des oeuvres, d'une langue à l'autre, d'un genre à l'autre, d'un lieu à l'autre. C'est, en effet, un an avant les représentations de Cardenio que fut imprimée la traduction anglaise de Don Quichotte, due à Thomas Shelton et publiée par Edouard Blount qui fut aussi l'éditeur de la traduction des Essais par Florio.


Par ailleurs, Fletcher et Shakespeare ne furent ni les premiers ni les derniers à transformer l'histoire de Cervantès en une pièce de théâtre. En Espagne, le Valencien Guillén de Castro les avait précédés avec sa "comedia" Don Quijote de la Mancha ; à Paris les suivirent Pichou, auteur des Folies de Cardenio, et Guérin de Bouscal, qui fit représenter trois pièces inspirées par l'histoire de Cervantès.

Second enjeu : la tension entre la perpétuation de modes traditionnels de la composition littéraire, qui font large place à la collaboration, l'adaptation, la révision, et l'émergence autour de quelques auteurs - ainsi Cervantès et Shakespeare, unis par Cardenio - de la figure de l'écrivain singulier en son génie et unique en sa création. Enfin, la quête du Cardenio, perdu entre la Sierra Morena et les théâtres londoniens, est aussi une histoire des appropriations textuelles, des manières dont ont été lus et mobilisés dans différents contextes culturels et sociaux les mêmes textes qui, du coup, n'étaient plus les mêmes.

Il en va ainsi de Don Quichotte dont les protagonistes apparaissent dans les fêtes aristocratiques ou carnavalesques du XVIIe siècle, tant dans la métropole que dans les colonies espagnoles, et de Shakespeare, traité si différemment par les éditeurs et les dramaturges (les deux pratiques n'étant pas forcément séparées) dans l'Angleterre de la Restauration et du XVIIIe siècle. "Le coup de Cardenio est un grand classique du monde littéraire - the bread and butter for literary lowlife", déclare l'un des personnages du roman de Jasper Fforde, Lost in a Good Book. J'espère que l'on me pardonnera de lui donner pour nouvelle scène cette institution habituée à de plus sévères et de plus nobles études.

Ecouter les morts avec les yeux. Plusieurs ombres ont passé dans mes mots, rappelant par cette présence la tristesse que nous donne leur absence. Sans elles, ni d'autres qui n'ont rien écrit, je ne serais pas à cette place ce soir.

Mais au moment de conclure, je me souviens des mises en garde de Pierre Bourdieu contre l'illusion qui fait énoncer au singulier des trajectoires partagées. Le "je" que j'ai quelquefois imprudemment utilisé, aujourd'hui, et contre mon habitude, doit s'entendre comme un "nous" - le nous de tous ceux et celles, collègues et étudiants, avec qui, au fil des années, j'ai partagé enseignements et recherches, à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, à l'Université de Pennsylvanie, ou dans de nombreuses institutions de notre République des lettres.

C'est avec eux, et avec vous, qui me faites l'honneur de m'accueillir ici, que je voudrais poursuivre maintenant un travail qui entend étayer sur une histoire de longue durée de la culture écrite la lucidité critique qu'exigent nos inquiétudes et nos incertitudes.

Source : Roger Chartier, professeur au Collège de France, chaire Ecrit et cultures dans l'Europe moderne (Le Monde)

25.1.08

La création collective est elle nécessairement innovante ?

Dans un récent article pour le magazine Discover, Jaron Lanier se livre à une critique virulente du concept de “logiciel libre” ou open source. Pourtant, Lanier ne peut guère être considéré comme un porte-parole des intérêts des grosses sociétés logicielles. Musicien, artiste, celui qui popularisa dans les années 80 la notion de “réalité virtuelle” a toujours été un électron libre.

C’est que depuis bien des années, Jaron Lanier a une obsession : éviter que certaines interprétations faciles de la technologie nous fassent perdre de vue le caractère fondamental de la conscience humaine, que de mauvaises pratiques techniques ou philosophiques nous amènent petit à petit à réduire le caractère précieux de notre individualité, bref, à remettre en cause ce qu’il faut bien appeler (sans nécessairement donner à ce terme un contenu théologique ou surnaturel) notre âme…

Son premier ennemi notable a été l’intelligence artificielle, et notamment les agents, ces petits programmes censés nous aider dans les tâches quotidiennes, comme surfer sur le web, prendre des décisions d’achat… “Les agents”, affirmait-il, “ne nous semblent intelligents que parce qu’ils nous rendent plus bêtes qu’eux”.

Pour Lanier, une idéologie dangereuse, le “maoisme numérique”, se profilerait derrière les TIC consistant, petit à petit, à nier l’importance des individus. Une idéologie de “la ruche” qui serait à l’oeuvre derrière Wikipedia, par exemple. “La beauté d’internet”, écrit-il, “est qu’il connecte les gens. Sa valeur, c’est les autres. Si l’on en vient à croire que l’internet lui-même pourrait avoir quelque chose à dire, nous dévaluons la valeur des autres et nous nous transformons en idiots.”

Comment cette défense passionnée de l’individualité se transforme-t-elle en une condamnation de l’open source ? En fait, Lanier n’attaque pas l’idée du logiciel ouvert en tant que telle, mais sa promotion au rang de modèle d’innovation, voire de société.

“Avant que vous ne m’inondiez d’e-mails rageurs, précise-t-il, je tiens à préciser que je ne suis pas anti open source. C’est une approche que je conseille fréquemment dans des projets spécifiques. Mais il existe une vision politiquement correcte qui affirme que l’open source est la meilleure voie vers la créativité et l’innovation, et cette idée ne tient pas face à l’épreuve des faits”.

Ce qu’il critique, c’est la philosophie selon lui au coeur du logiciel libre, celle du “bazar” revendiquée par Eric Raymond (site), bref l’idée que la création collective suffirait à élaborer des programmes innovants. Or ce n’est justement pas parce qu’une création est collective qu’elle est innovante. Au contraire, la dynamique d’un groupe peut conduire à se focaliser sur le plus petit dénominateur commun, ce qui n’est pas favorable aux propositions originales ou nouvelles. L’attaque de Lanier porte donc non pas sur l’open source, mais sur l’open source comme modèle et comme valeur de référence! . Et secondairement sur l’association presque forcée sur un mode d’expression de la propriété intellectuelle (l’open source) et un mode de travail (la collaboration ouverte et non hiérarchique).

Linux est particulièrement dans la ligne de mire de Lanier. C’est l’exemple même selon lui, de la manière dont un produit open source peut freiner l’innovation. Unix était selon Lanier un produit déjà obsolète et dépassé, dès le lancement par Richard Stallman (site) de son projet GNU.

“Bien que le mouvement open source fasse usage d’une rhétorique contre-culturelle stridente, il s’agit en pratique d’une force conservatrice”, lance-t-il. “Certains des jeunes esprits les plus brillants se sont retrouvés enchainés par les structures intellectuelles des années 70 parce qu’on les a hypnotisés pour croire que d’anciennes conceptions du logiciel constituaient des faits de la nature. Linux est la copie superbe et raffinée d’une antiquité [le premier Unix, Ndlr], plus brillante que l’original, mais néanmoins définie par lui.”

Pourquoi, selon Lanier, l’open source possède-t-il cette tendance conservatrice ? Ce serait précisément à cause de sa stratégie de conception ouverte. Pour élaborer quelque chose de radicalement nouveau, les concepteurs ont besoin d’intimité, de temps, ce que Lanier nomme “l’encapsulation”.

Cette notion d’encapsulation ne s’oppose pas à l’ouverture en tant que telle, mais s’oppose à l’idée d’une création collective.
“Par chance, l’encapsulation ne nécessite pas l’intervention systématique de juristes ou de tyrans, elle peut être réalisée au sein d’une multitude d’institutions sociales. Par exemple, les travaux universitaires sont correctement encapsulés. Les scientifiques ne publient pas tant qu’ils ne sont pas prêts, mais au final, ils doivent publier. La science fonctionne donc de manière ouverte, mais cette ouverture s’effectue de manière ponctuelle, et non continue.”

Bien entendu, les critiques de Lanier commencent à se multiplier sur le Net, celle d’Ars Technica étant l’une des plus argumentées. L’auteur de l’article y rappelle notamment que certaines technologies particulièrement innovantes, comme le Tivo, ont été basées sur des architectures Linux et que par conséquent, les compagnies “innovatrices” utilisent bien souvent à leur avantage les technologies open source.
Sans doute, au-delà de toute polémique faudrait-il voir les approches “ouvertes” et “fermées” comme des stratégies susceptibles d’être adoptées en fonction des phases du développement d’une innovation.

Au final, on peut se demander s’il n’est pas possible d’obtenir le meilleur des deux mondes : un système de conception logicielle qui fonctionnerait, comme la science, de manière ponctuée, alternant les phases d’ouvertures et celles d’encapsulation. Un système comme Croquet, dont nous avons déjà parlé, semble être basé sur ce principe. Les sources sont ouvertes et n’importe qui peut les consulter, les modifier à son gré. Pourtant, la conception de base du logiciel (qu’on pourrait difficilement accuser de ne pas être innovante) est entre les mains d’une petite équipe de fondateurs, qui décident également du contenu et de la date de sortie des versions ! successives (lesquelles peuvent être éloignées de plusieurs années). Selon Julian Lombardi, l’un des principaux concepteurs, cette politique devrait bientôt laisser la place à un effort plus communautaire, dans la grande tradition des projets open source. Toujours est-il que le coeur du programme, la partie vraiment originale, a été conçu d’une manière isolée par une petite équipe. Cet exemple montre en tout cas qu’il est possible de séparer le modèle économique de l’open source de la théorie philosophique.

Source: Internet Actu par Rémi Sussan