18.2.15

Misère de la philosophie














Il est bien exceptionnel que je lise encore un livre de philosophie. Peut-être depuis qu’André Warusfel, qui fut mon professeur de maths, m’a appris que nous utilisions un langage dégénéré. Que les littéraires se rassurent, il n’y a là rien de péjoratif : tous les langages naturels sont dégénérés, y compris celui qui nous est commun à tous, le code ADN, dont c’est une des principales richesses. Cela signifie qu’un mot peut n’avoir aucun sens ou plusieurs, et que plusieurs mots peuvent avoir le même sens. Plus simplement, qu’il y a des homonymes et des synonymes. Les poètes savent combien est précieuse cette ambiguïté, qui suggère au lieu d’affirmer, et qui fait de leur art l’expression de l’imaginaire.

L’ennui est que ce langage est totalement inapproprié au raisonnement rigoureux parce qu’il peut conduire à des contradictions internes. La théorie de la complexité nous apprend par ailleurs que ces petites nuances dans le sens, dans la définition ou dans l’interprétation des mots, peuvent conduire à des divergences considérables dans les conclusions finales. En d’autres termes, si un penseur a une conviction quelconque, il trouvera toujours un ou plusieurs discours logiques pour la démontrer, mais la façon dont il le fera n’a aucune importance, car il aurait tout aussi bien pu démontrer le contraire si sa conviction eût été autre. Il ne faut pas chercher ailleurs les raisons de la cacophonie entre les belles théories dont le monde regorge, qui ont toutes l’apparence de la rationalité, mais ne traduisent en fait que des a priori différents, livrés avec un kit de justification théorique, préfabriqué, mais facultatif.

Je connais quelques philosophes de ma génération qui ont très bien réussi en répandant dans tous les médias le miel d’une pensée profonde, savante et consensuelle, qui emporte la conviction. Sauf qu’il donnaient déjà des conseils au monde quand je n’étais encore qu’étudiant ! Il m’a fallu plus d’une fois recourir au judo pour accéder aux amphis où avaient lieu mes cours, du fait que les disciples de ces jeunes prophètes en bloquaient les portes, revendiquant un diplôme pour tous et sans contrôle des connaissances, au nom de l’égalité des hommes et de Mao Tsé-toung qui était la coqueluche de l’époque. J’ai pu me documenter sur le monde ailleurs que dans leurs écrits, mais je dois reconnaître qu’ils ont fait leur chemin, bien que leurs égarements du passé portassent plutôt à se méfier de leurs jugements d’aujourd’hui. Il faut croire que le filon était bon, car même s’il ne sont pas philosophes, les anciens trotskistes, maoïstes, néo-communistes, archéo-socialistes et autres tiers-mondistes vivent toujours de leur verbe et de la crédulité des gens. Qu’ils soient recyclés dans la politique, dans les ligues de vertu, dans l’antiracisme ou dans la défense des droits de l’homme, qu’ils écrivent dans les journaux d’opinion ou revendiquent dans les syndicats d’enseignants, ils appâtent toujours le chaland sur l’air des lendemains qui chantent avec de nouvelles paroles adaptées à l’air du temps.

Il y a une dizaine d’années, deux professeurs de physique théorique, Alan Sokal et Jean Bricmont, ont publié un article fumeux à dessein, et qui n’avait aucun sens, mais qu’ils avaient réussi à faire accepter par une revue américaine prestigieuse - Social Test -. Le comité de lecture n’y vit que du feu, habitué qu’il était aux écrits hermétiques et alambiqués de toute une flopée d’intellectuels spécialistes en sciences humaines, dont un bel échantillon d’intellectuels français. Après avoir révélé leur canular, ces scientifiques ont publié un livre, Les impostures intellectuelles, dans lequel ils reproduisaient, en les commentant, des textes illustrant les mystifications physico-mathématiques de ces charlatans d’un nouveau genre qui ont toujours une grande notoriété aux Etats Unis. Je ne les citerai pas, car je ne voudrais vexer personne, mais il n’est pas besoin d’aller aux Etats Unis pour découvrir des publications qui se disent de sciences humaines et utilisent un jargon prétentieux et obscur pour faire croire à une érudition scientifique qui ne résiste pas longtemps à l’analyse.

Dans la polémique qui a suivi, un des philosophes prospères dont je parlais plus haut est monté au créneau, peut-être vexé de n’avoir pas été cité parmi les intellectuels français qui comptent aux USA, certainement aussi parce qu’il n’admettait pas qu’on parle avec légèreté de la psychanalyse dont il défendait à longueur de tribune l’évidente efficacité, à preuve qu’il l’avait essayée et que chacun pouvait constater qu’il était guéri. Son jugement fut sans appel : il s’agissait de deux « benêts » qui essayaient de traîner dans la boue tout ce que la seconde moitié du XXe siècle avait produit de grands philosophes et de penseurs. (Je cite de mémoire, car je ne garde du Point que les éditoriaux de Claude Imbert. Le mot benêt cependant est bien gravé dans ma mémoire).

Comme un malheur n’arrive jamais seul, l’Education nationale s’alarmait récemment de ce que les filières littéraires étaient délaissées par les meilleurs éléments qui leur préféraient les orientations scientifiques. J’ai des raisons de croire que ce phénomène n’est pas nouveau, même s’il a pris de l’ampleur ces derniers temps. Cela me rappelle ma révolte le jour où mes parents et mes professeurs avaient décidé, sans me consulter, qu’il fallait que j’apprenne le grec pour perfectionner mon latin ! Les temps changent : le rôle essentiel de la culture est de permettre à chacun de développer un talent qui lui permettra de se rendre utile dans la société, en contrepartie d’une gratification vicariante. La société devenant de plus en plus complexe, les sciences deviennent indispensables pour s’y insérer, et l’on est bien obligé de délaisser quelque peu les matières autrefois classiques pour loger dans son emploi du temps les indispensables de notre temps.

La philosophie fait partie des fondamentaux de la culture classique. Elle fut longtemps le principal support de l’intelligence et a construit le berceau de la science. Elle nous a apporté l’essentiel des progrès de la morale, et nos notions des valeurs. Mais la plupart des grands philosophes étaient aussi de grands savants ou de grands mathématiciens. Descartes, Pascal, et autres génies de cette trempe, n’ignoraient rien de la science de leur époque. Depuis Henri Poincaré, aucun savant n’a plus été considéré comme universel ! La science a dû se séparer de la philosophie pour continuer seule le laborieux défrichage de la connaissance.Un grand classique comme Bergson n’a jamais pu accepter ni comprendre la théorie de la relativité, parce qu’elle allait à l’encontre de ses convictions.

La philosophie s’est cantonnée à ce que lui laissait la science : la morale, une partie du vivant, la presque totalité de l’homme. Mais c’est encore trop ! Le vivant est décrypté de mieux en mieux par les biologistes qui étendent à l’homme leurs découvertes. La médecine, qui était un art, devient peu à peu une science. Et les philosophes eux-mêmes ne peuvent plus ignorer la science : comment peut-on parler de l’homme, si on ne connaît pas l’œuvre de Darwin sur l’origine des espèces ? Que valent les discours des classiques qui l’ont précédée ? Ces interrogations rappellent que les philosophies sont toutes parties de ce qui était tenu pour vrai à une époque donnée. Les axiomes ont donc changé et changent de plus en plus vite : les connaissances de l’humanité doublent tous les quinze ans, c’est-à-dire à peu près le temps d’une scolarité. Peut-on encore se contenter de citer les maîtres comme si les connaissances s’étaient figées depuis ? On ne peut plus parler du monde, de l’homme, ni même de la morale, sans connaître bien la nature humaine, non par une étude exhaustive de ce qu’en ont dit les anciens, mais par la prise en compte, combien plus difficile, de ce qui, chaque jour, vient invalider ce qu’on tenait pour certain et qui nous oblige en permanence à réajuster nos repères.

Il faudrait parler ici des mécanismes de la pensée. Il faudrait parler ici de l’origine des sentiments. Il faudrait parler ici de ce que dit la neurobiologie du libre-arbitre, c’est-à-dire de la liberté. Il faudrait complètement révolutionner les esprits ! Mais comme le dit Gérald Edelman, ce prix Nobel de médecine qui préside la Neurosciences Research Fondation : « Est-il possible de résumer une théorie de la conscience en un bref aperçu ? Je ne pense pas que ce soit possible si on ne s’adresse pas à ceux qui ont déjà accompli tout le parcours. C’est à destination de ce public que je voudrais essayer. »

Ça ne sera pas facile : dans un livre remarquable publié il y a deux ans, Science et philosophie, un major de Polytechnique, féru de mathématique, Alain Stahl, nous offrait la synthèse de quinze ans de réflexions sur l’état actuel de la connaissance. Au cours de quelques mails que nous avions échangés, je lui avais reproché de manquer de cohérence dans le chapitre où il abordait le cerveau, l’esprit, la conscience et la liberté. Il finit par me concéder que le chat qui jouait avec la souris n’était pas une expression du libre-arbitre, mais en ajoutant que sur le fond, nous ne pourrions jamais nous convaincre l’un l’autre. On ne peut soupçonner ce savant ingénieur de manquer de rigueur ni d’informations, et on pourrait croire qu’il fait partie de ceux « qui ont déjà accompli tout le parcours », lui qui affirme : « Tout physicalisme cohérent ne peut que nier la liberté », et qui cite Spinoza : « (Les hommes) se croient libres pour la seule raison qu’ils sont conscients de leurs actes et ignorants des causes pour lesquelles ils sont déterminés ». Mais depuis toujours, l’homme a fait l’hypothèse de Descartes, en séparant l’âme et le corps. Il sera bien difficile de le convaincre que c’est son contemporain hollandais qui avait vu juste, comme le démontre Antonio R. Damasio, directeur du Département de neurobiologie de l’Université de l’Iowa, dans deux livres sans ambiguïté : L’erreur de Descartes et Spinoza avait raison.

La science pourra-t-elle un jour dissiper les mirages qu’a fait naître la philosophie, ou faudra-t-il laisser tant de monde sur le bord du chemin ?

Source : http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=15066