5.2.15

Qui ira le premier enterrer l'autre ?

Chaque jour, je reçois beaucoup de livres, beaucoup de livres que je n’aurais jamais achetés, beaucoup de livres que je garde parce que je ne jette pas les livres, beaucoup de livres accompagnés de lettres qui me rendent d’autant plus hommage que l’index, les notes et la bibliographie m’ignorent, beaucoup de livres à compte d’auteur, autrement dit, de non-livres… Depuis plus de vingt-ans, je peux compter sur les doigts de la main ceux que je reçois et dont je m’étais dit que je les achèterais…

Au courrier du deux janvier, je découvre dans une enveloppe trois petits livres parus dans la collection Blanche de Gallimard : Un peuple de promeneurs, sous-titré Histoires tsiganes, Sur l’épaule de l’ange (avec une demie page de préface de Christian Bobin dont le nom n’est pas sur la couverture), et Paroles perdues (avec une préface de Jean Grosjean). Leur auteur ? Alexandre Romanès. L’un des trois ouvrages possède une (belle) dédicace écrite horizontalement sur la page.

Il faut toujours moins d’une minute pour savoir ce que vaut un livre : le tout est dans la partie, le grand tout se trouve même dans la petite partie. Dix phrases disent dix livres. Je tombe en arrêt… J’ignore tout de cet auteur qui me stupéfie… Ce joueur de luth, ancien dompteur de lions ayant créé le seul cirque tzigane au monde, publie des poèmes qui pulvérisent ce petit monde de la poésie qui s’agenouille habituellement devant l’ésotérisme, l’intellectualisme, le cérébralisme…

Cet homme qui a appris tardivement à lire et à écrire fut l’ami de Genet et de Grosjean. Il écrit comme Dieu devait écrire après avoir créé le monde : simple et sobre, direct et droit, efficace et précis, économe et franc, fort et clair, ferme et lumineux, compact et juste. Un poète qui affirme : « Ce qui ne compte pas, / il faut se battre pour l’avoir », ou bien : « Qui ira le premier enterrer l’autre ? », ou bien encore : « Quand on m’a dit ‘elle est morte ‘, / je n’ai pas versé une seule larme : / j’ai marché toute la nuit », celui-là fait partie des plus grands. Alexandre Romanès est un moraliste du grand siècle et un fabuliste en prose, un connaisseur du cosmos et un homme avisé des gens, un sage sans livres et un nomade enraciné dans l’univers.

En une poignée de mots qui auraient pu se contenter d’être dits, mais jamais écrits, il raconte : l’amour de ses filles, la rudesse d’un ancêtre aimé, la mort du père, la grandeur de la famille, la simplicité de Dieu, le sens de la mort et celui de l’or, la culture des coups, le rôle cardinal des femmes, le mépris de ce qui s’achète, le trésor de l’air, du vent, des étoiles, des paysages, le goût des voyages, la vanité de la propriété (à la mort du plus ancien des deux dans un couple, on brûle tout ce qu’il a, personne n’hérite…), la méchanceté du monde, la grande tristesse des morts, la facilité du bonheur, le sens de l’honneur, la véritable aristocratie, la pierre tombale.

J’ai pleuré, suffoqué ; j’ai lu, relu, lu encore ; j’ai admiré les coups du boxeur et l’élégance du fleurettiste, l’efficacité du tireur à l’arc et la force du lutteur ; j’ai souri et ri aussi à l’humour, à la drôlerie des histoires tziganes, entre le désespoir des caniveaux et l’extase dans la voie lactée. J’ai reposé les livres lus tard dans la nuit, et me suis dit : « Voilà un homme »…

©Michel Onfray

Source : La chronique mensuelle de Michel Onfray | N° 105 – Février 2014